Emmanuel Marre et Julie Lecoustre ont présenté leur premier long-métrage, Rien à foutre, à la Semaine de la Critique 2021. Condor a sorti le film et le DVD – dont nous offrons plusieurs exemplaires en suivant ce lien – dans lequel Adèle Exarchopoulos joue Cassandre, une hôtesse de l’air d’une compagnie low-cost. Dans le même support, on découvre – ou redécouvre -aussi deux courts-métrages d’Emmanuel Marre, D’un Château l’autre et Le Film de l’été, qui nous permettent de mieux discerner la patte artistique de leur réalisateur.
Le doute semble être le motif des films de ce réalisateur français, ou plus précisément l’incrédulité des personnages. Le trentenaire du Film de l’été (Prix Format Court à Brive 2017) comme le jeune étudiant D’un Château l’autre (Pardino d’or à Locarno 2018) ont en commun avec le personnage principal de Rien à foutre l’inadéquation du monde extérieur à leurs tourments intérieurs. Dans le premier court-métrage, deux amis, approchant la quarantaine, et un jeune garçon, arpentent la route des vacances. Le malaise du personnage principal se fait sentir malgré ses efforts pour ne pas laisser transparaître sa solitude mal-vécue. Dans le deuxième court-métrage, D’un Château l’autre, la solitude se vit à deux : un étudiant partage le quotidien de sa propriétaire, une vieille dame abandonnée par ses enfants. La caméra s’invite dans leur vie de tous les jours et partage avec le jeune homme les doutes de la période des élections de 2017. Alors que Macron est élu pour la première fois Président de la République, le récit des deux personnages baigne dans cette atmosphère de grandes décisions. Les meetings aux allures épiques tranchent avec leur quotidien fade. La caméra embarquée et les images tremblotantes, fragiles, reflètent l’hésitation du jeune homme face à ce spectacle politique.
On retrouve dans Rien à foutre la même habileté de la caméra des courts-métrages, une caméra qui ne cache pas sa présence et qui suit ses personnages intimement – souvent dans des plans très rapprochés. C’est dans l’intimité de Cassandre que la caméra d’Emmanuel Marre et de Julie Lecoustre s’invite cette fois et on y découvre la fragilité touchante du personnage qui n’a de cesse de fuir en avant. Elle saute d’avion en avion, survole le monde dans son habit d’hôtesse de l’air d’une compagnie low-cost. Mais quand elle est sommée par son manager de prendre plus de responsabilités, le monde réel la ramène au sol. De retour en Belgique chez son père, elle retrouve ce qu’elle fuyait : le deuil de sa mère.
Le tournage fait dans l’urgence, avec peu de moyens, donne au film un ton de liberté ; ainsi que la lumière, essentiellement naturelle – quoique parfois avec un artifice qui ne se cache pas. C’est d’ailleurs ce travail de la lumière qui donne au film sa structure : construit en deux parties, la fuite puis le retour, Rien à foutre se divise nettement par des éclairages très différents. La luminosité crue et ingrate – qui provient d’un spot lumineux blanc additionnel – tranche fortement avec l’obscurité de la deuxième partie. Cassandre est plongée dans le noir quand, justement, elle retourne vers les siens, dans son lieu d’origine. Loin de son boulot contraignant, elle peut se retrouver dans l’intimité de sa famille.
Malgré la division du film en deux parties, le propos intimiste et le propos politique s’intriquent l’un à l’autre. Rien à foutre est un drame personnel autant qu’un film politique, vindicatif sur le traitement précaire des salariés dans les entreprises néo-libérales. Cassandre déambule dans des aéroports, des pavillons, des boîtes immenses mais se retrouve toujours acculée dans un petit cockpit, appartement ou bureau où on lui apprend à être toujours plus concurrente. Comment ne pas se perdre dans ce système d’évaluation constant ? Pourtant, elle n’a pas de colère contre la société de vols qui l’emploie ; elle accepte sans broncher les remontrances du manager, les plaintes des clients et sur son téléphone, en habits blancs et rouges, les hôtesses de l’air de luxe la font rêver. Sur les petits écrans se reflètent les plus grands fantasmes. Difficile de dire si le personnage joué par Adèle Exarchopoulos est dans le déni de la précarité de sa situation et si son ambition professionnelle n’est pas biaisée par les faux-semblants instagrammables. Par un détour sous le ciel gris de son pays, Cassandre retombe les pieds sur terre pour s’envoler de plus belle vers des cieux plus glorieux.
Rien à foutre de Emmanuel Marre et Julie Lecoustre. Edition DVD Condor Entertainment. Film & bonus : entretien avec toute l’équipe & courts-métrages de Emmanuel Marre : D’un Château l’autre (2018, 40′) et Le Film de l’été (2017, 30′)