Radu Jude accompagne aujourd’hui la première mondiale de son dernier court métrage, The Potemkinists (Potemkinistii), à la Quinzaine des Réalisateurs. Le cinéaste roumain n’était pas revenu au Festival de Cannes depuis 2014, alors que son dernier long métrage, Bad Luck Banging or Loony Porn, a été sélectionné en compétition à la Berlinale en 2021 – où il a reçu l’Ours d’or – et que son court métrage Plastic Semiotic a été présenté en hors compétition à la Mostra de Venise, toujours en 2021.
The Potemkinists est entièrement construit autour d’un fascinant dialogue entre un homme et une femme, une conversation entre un sculpteur et une représentante du Ministère de la culture, un débat entre l’art et la politique. La très forte caractérisation des personnages fait d’eux des types sociaux, porteurs d’idées différentes qui cohabitent dans la société roumaine, à l’instar des personnages de la longue dernière séquence de Bad Luck Banging or Loony Porn.
Le film s’ouvre sur des images qu’on croirait issues d’une campagne publicitaire : fleurs aux teintes rehaussées, lumière accentuée par la surexposition et couleurs de carte postale. Mais ce qu’on entend détonne avec ce qu’on voit : sur ces images de fleurs, un homme raconte l’histoire des marin du cuirassé Potemkine. Après leur révolte, les marins du cuirassé ont demandé l’asile politique au roi de Roumanie, qui choisit de leur accorder en signe de défiance vis-à-vis du tsar.
Les deux personnages entament une ascension au sommet d’une colline où se dresse un immense monument en forme d’aile déployée. Ici encore le paysage de publicité est perturbé par la présence de l’imposante sculpture grise. Celle-ci est la métaphore de la mémoire du communisme : un encombrant bloc de béton au milieu de la verte clarté du paysage. Ce monument, le sculpteur voudrait le remplacer par un hommage aux marins de Potemkine, en prévision du 120e anniversaire de l’arrivée de ces derniers en Roumanie, en 2025. Il veut bâtir une immense statue qui s’inspire de la séquence des escaliers d’Odessa du film que le cinéaste soviétique Sergueï Eisenstein a consacré à la révolte du cuirassé Potemkine.
À travers la statuaire et l’architecture, Radu Jude poursuit son travail autour du rôle des œuvres d’art dans la construction de la mémoire historique. Dans Peu importe si l’histoire nous considère comme des barbares, il s’intéressait à la reconstitution d’un événement historique et de la valeur de celle-ci dans la société contemporaine. Dans The Potemkinists, il offre une perspective roumaine au débat sur les statues qui anime le monde entier. La représentante du Ministère ne veut pas que la sculpture soit vue comme un éloge du communisme et comme un affront aux prisonniers politiques du régime de Ceausescu. Le sculpteur répond qu’il faut retenir du communisme la valeur universelle, l’idéalisme des marins qui s’opposaient à la violence du régime tsariste. Il explique qu’on ne doit pas construire des statues en hommage aux dirigeants communistes mais qu’on peut construire des statues en hommage aux artistes et aux idées qu’ils portaient – et qui ont eux aussi souffert du stalinisme. Par le dialogue entre ses personnages, Radu Jude questionne ce qu’il faut retenir de l’histoire : les idées ou bien les faits ? Mais est-il possible de retenir les idéaux sans considérer leurs conséquences ? Le cinéma de Jude est un cinéma de questions : la confrontation de personnages sûrs de ce qu’ils pensent ne peut nous amener qu’à interroger nos certitudes.
Une phrase du sculpteur donne une résonance particulière à son projet, et au film. Le personnage explique vouloir faire de l’apologie de l’accueil des marins un « poing dans la gueule de la Russie », « à l’heure où tout le monde s*** la b*** de Poutine » ajoute-t-il. Il fait alors référence à l’arrestation de Roman Protassevitch, journaliste biélorusse et opposant au régime de Loukachenko, allié de Poutine. Le 23 mai 2021, celui-ci a été arrêté par les autorités biélorusses après le détournement, sur ordre du gouvernement, de l’avion dans lequel il se trouvait. C’est pourquoi la date de tournage du film – juin 2021 – est précisée aux côtés du titre. Ce détail ancre le film dans une actualité brûlante et confère à l’œuvre de Radu Jude une force de protestation. Le film trouve une résonance d’autant plus forte depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février dernier.
Il y a un fantôme dans le film de Radu Jude : celui de Sergueï Eisenstein, le réalisateur du Cuirassé Potemkine, l’un des grands maîtres de l’histoire du cinéma. Le personnage du sculpteur explique que l’épisode de l’asile accordé par le roi de Roumanie n’apparaît pas dans le film et qu’Eisenstein a fait le choix de la propagande en mettant l’accent sur le combat des marins et sur leur révolution manquée. Radu Jude ne fait pas simplement référence au film d’Eisenstein, il en réutilise des images à plusieurs reprises. Il s’amuse à en réemployer les images les plus iconiques, à l’instar de la séquence des escaliers d’Odessa. De la même manière qu’il retravaille l’histoire de son pays – dont l’écriture a été entravée par des années de dictature – il façonne une histoire du cinéma. Si Radu Jude se montre critique sur l’usage de l’image à des fins idéologiques, il rend hommage au film du réalisateur soviétique. Loin de désavouer les images d’Eisenstein, il les fragmente, il les déleste du poids de la propagande pour en souligner la beauté et la force.
Si toute image est porteuse d’une idée, le rôle que se donne le cinéaste n’est jamais de la contester mais de la faire cohabiter et dialoguer avec d’autres, qu’importent le grotesque ou le ridicule qu’elles portent, puisqu’elles ont aussi des idéaux et des valeurs. C’est là que réside le cinéma politique de Radu Jude.
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