La fin des années soixante, et le début de la décennie soixante-dix furent, au Japon comme ailleurs, mouvementées. Les traumatismes de la guerre et l’invasion américaine ont laissé des meurtrissures profondes dans la population. Les mœurs changent. La modernité, économique et idéologique, est en train de transformer le pays. L’antiaméricanisme prend des proportions inédites depuis la fin des années quarante. Quand certains regrettent la dégradation du Japon impérial et du traditionaliste d’autrefois, d’autres se tournent plutôt vers le marxisme ou l’anarchisme, seuls capables de mettre le libéralisme occidental en déroute. Dans les universités, comme en France, des émeutes éclatent. Les dérives sont nombreuses, aussi bien du côté du gouvernement que des insurgés. En 1972, les révélations quant aux tortures et exécutions perpétrées par l’Armée Rouge Unifiée, un mouvement d’extrême gauche révolutionnaire, traumatisent le pays, et justifient une répression radicale des groupuscules les plus actifs.
C’est dans ce contexte qu’une génération de cinéastes politisés émerge, parmi lesquels le relativement sage Kiju Yoshida, qui disséquera méthodiquement les grands courants idéologiques de son pays à travers Eros + Massacre (1969) ou Coup d’État (1973), et, bien sûr, le virulent Nagisa Ōshima, cinéaste de Nuit et Brouillard au Japon (1960), La Pendaison (1969) ou L’Empire des Sens (1976). En marge du militantisme, des artistes désabusés, nihilistes, se font une place loin des regards du grand public. Ancien yakuza, activiste politique d’extrême gauche pendant quelques années, Kōji Wakamatsu se reconvertit dans le pinku eiga (film érotique), pervertissant un genre déjà décrié à grands coups d’ultra-violence, de cynisme politique, et d’expérimentations plastiques. Il partage le titre de « père de l’underground japonais » avec un confrère, Shūji Terayama.
Il n’y a pas de cinéma plus bizarre que celui de Terayama. Poète, acteur, dramaturge, danseur, romancier, commentateur sportif, scénariste et photographe, Shūji Terayama est un artiste total. Les arts ne sont que des moyens d’expression à travers lesquels il étend les branches de son univers tourmenté, fait de souvenirs d’enfance, de masques grotesques, d’aberrations sexuelles et d’espaces protéiformes se mouvant suivant la logique du rêve. Fasciné par la culture européenne, par la littérature française, les écrits d’Antonin Artaud, de Lautréamont, de Sade ou de Dominique Aury, le théâtre de Brecht, le cinéma de Marcel Carmé ou de Federico Fellini, il croise, mixe, détruit, recompose chacune de ses influences, distillant, à la manière d’un alchimiste, différents univers pour en tirer, chaque fois, la sève la plus délicieusement transgressive. Au-delà de ses influences occidentales, Terayama côtoiera, tout au long de sa vie, la fine fleur de l’avant-garde japonaise, dont les fondateurs du butō, cette danse surréaliste qui désarticule le corps, le dénude, et le maquille entièrement de blanc pour lui donner des airs de cadavre. Surtout, résident de Shinjuku, le quartier chaud de Tokyo, il côtoiera prostituées, homosexuels, travestis, transgenres, adeptes du bondage et du sadomasochisme, yakuzas, petits membres de la pègre, jeunes désœuvrés, artistes ratés et poètes révoltés, faune dense et hétéroclite, symptomatique de la libération des mœurs, qui nourrira profondément son œuvre.
Chaque film, chaque pièce, chaque roman, chaque poème de Shūji Terayama est un scandale. En Occident, il est surtout connu pour ses longs-métrages énigmatiques : Empereur Tomato Ketchup (1971), relecture libertaire et déviante du Sa Majesté des Mouches de William Golding (1954) ; Cache-cache pastoral (1974), pérégrination pataphysique à travers des souvenirs d’enfance, adapté d’un recueil de ses propres poèmes ; ou encore Les Fruits de la Passion (1981), adaptation du roman français Histoire d’O (1953), de Dominique Aury, et de sa suite Retour à Roissy (1970), avec, en guise d’interprètes, Klaus Kinski et Arielle Dombasle. Avec vingt-deux films à son actif, dont seize courts-métrages, Terayama a eu l’opportunité de s’attaquer à tous les styles, de tester toutes les variantes que lui permettait un imaginaire incoercible. Portant des noms aussi intrigants que L’Étude des Chats, Conte de la Variole, Labyrinthe Pastoral, La Femme à deux Têtes, ou Les Chants de Maldoror (adapté de l’ouvrage du même nom, de Isidore Ducasse), les films de Terayama prennent l’apparence d’artefacts bizarroïdes, conservés, probablement, par un collectionneur fou tout au fond d’un obscur cabinet de curiosités.
En 1974, Terayama participe au 100 Feet Film Festival organisé par le Forum des Images de Tokyo. Le principe du festival est simple : les bobines soumises doivent faire moins de cent pieds de longueur, ce que l’on pourrait traduire par une durée d’environ trois minutes. Terayama n’est pas un mauvais élève. C’est un élève mesquin. Désireux de s’amuser avec les règles et les limites qu’on lui impose, ce n’est pas trois minutes de film qu’il propose, mais neuf. Il se garde pourtant de contrevenir à la norme : sa création sera composée de trois films de trois minutes chacun, projetés en même temps sur trois écrans différents. C’est là le point de départ de son Initiation des Jeunes au Cinéma.
Trois films donc, trois écrans teintés, l’un vert, l’autre bleu, et le dernier rose. Nous reconnaissons là les trois couleurs primaires – rouge, vert, bleu – dont l’addition donne la lumière blanche ; une couleur, pour ainsi dire, complète. Le choix n’a rien d’anodin. Le film vert nous offre à voir une femme pédalant sur une étrange machine, composée de morceaux de vélo, de membres et de têtes de poupées. Un casque est vissé sur sa tête, relié par un câble à une autre machine, sorte de grande horloge. De l’horloge, la femme fera sortir une jeune femme nue, maquillée à la manière d’une poupée de porcelaine. Sur l’écran rose, des photographies défilent : un militaire posant devant un avion de l’armée, des enfants, une famille, des gravures, des photos de mode, des photos érotiques… Sur l’écran bleu, des hommes nus, outrageusement maquillés, posant lascivement dans un petit salon. L’un d’eux se lèvera pour finalement uriner sur l’objectif même de la caméra.
Énigme donc. Énigme en trois temps. Il est simple, tout d’abord, de relier quelques éléments épars à la vie, à la psychologie et à l’œuvre de l’artiste. Le vélo de l’écran vert, nous le retrouverons dans La Machine qui Lit, en 1977 ; les horloges, l’obsession du temps qui court, dans Cache-cache Pastoral ; les poupées, les maquillages, l’objectification des êtres humains, partout, partout dans l’œuvre, peut-être du fait des influences butō de Terayama, peut-être du fait d’une certaine vision de la femme et de l’être humain. L’écran vert, c’est le dadaïsme, c’est la pataphysique, c’est le collage absurde et loufoque, les symboles, les codes, le rêve, le surréalisme, la science-fiction. L’écran rose, c’est la mémoire, c’est le passé immortel. Nous reconnaissons la photographie du père de Terayama, policier réquisitionné par l’armée impériale, mort de dysenterie au sortir de la guerre. L’écran rose, c’est l’enfance, ce sont les êtres disparus, les souvenirs enfouis, les premiers émois dans les magazines, l’adolescence qui bientôt arrivera. L’écran bleu, c’est le quartier de Shinjuku, c’est la liberté, la transgression à l’état pur : transgression morale, transgression du masculin et du féminin à travers ces corps exhibitionnistes aux visages et chevelures travestis, transgression de la nudité, de la sexualité, transgression enfin de l’injure envers le cinéma lui-même, taquinerie, cynisme dans l’acte final, dans ce geste qui consiste, le plus simplement de monde, à « pisser au visage du spectateur ». Initiation des Jeunes au Cinéma aurait pu préciser, dans son titre : « au cinéma de Terayama », tant le film synthétise, et même prophétise, tout en codes et clins d’œil, les trois grands axes, les trois monomanies, du cinéaste poète.
Mais Initiation des Jeunes au Cinéma est aussi une initiation au cinéma tout court. Au-delà d’une autobiographie secrète de Terayama, dense et brève à la manière des haïkus que le créateur affectionnaient tant, le film est un commentaire, une véritable leçon, toute aussi brève, toute aussi dense. L’écran vert, ce n’est pas l’imaginaire de Terayama, c’est l’imaginaire. L’écran rose, ce n’est pas la mémoire de Terayama, c’est la mémoire. L’écran bleu, c’est la transgression. Ce sont là les trois pouvoirs, les trois forces du cinéma : la reconstruction symbolique et fantasmatique du monde, la momification du souvenir, du temps, et, enfin, la pure puissance offensive, la force de frappe, l’impact, le choc. Les trois couleurs primaires s’assemblent et se fondent pour former un spectre complet, la lumière blanche. De même, trois caractères se fondent en un, et définissent le cinéma. Si Terayama dédie spécifiquement son guide à la jeunesse, c’est qu’il ne s’adresse pas à n’importe quelle jeunesse, mais à une génération libertaire, en attente d’une société nouvelle, avide d’explosions, de déconstructions, de pulvérisations morales et sociales, avide de reconstructions, et en recherche d’instruments de lutte. Une génération bercée par les combats et échecs politiques, une génération qui assiste à l’effondrement généralisé d’une société millénaire, une génération blasée du vieux monde, qui recherche, dans toutes les formes de liberté, y compris les libertés offertes par le sexe ou la drogue, le mirage d’un monde nouveau. Une génération, aussi, qui, peu à peu, commence à abandonner tous ses idéaux, toutes ses batailles, au profit d’un nihilisme punk, un nihilisme permissif, pour lequel l’existence se résume à une perpétuelle transgression.
Ne nous y trompons pas, Initiation des Jeunes au Cinéma, est, d’abord et avant tout, une blague, une simple facétie qui n’a d’autre objectif que la joyeuse insubordination. La farce, c’est d’abord cette idée saugrenue de vouloir absolument se jouer des règles édictées, de se moquer, le plus crûment possible, de l’institution, celle-là même qui accepte de telles œuvres en son sein. Marcel Duchamp ne poursuivait pas d’autres objectifs en proposant, en 1917, sa désormais célèbre Fontaine à la première exposition de la Society of Independent Artists de New York. La SIA s’était fixée comme règle absolue de permettre à tout artiste d’exposer son œuvre, quelle qu’elle soit, moyennant un payement de six dollars, et avec la garantie qu’elle ne soit soumise à aucun jury. Duchamp n’a fait, à la manière espiègle d’un enfant, que tester les limites du cadre qu’on lui imposait. Avec succès, puisque la SIA refusa d’exposer l’œuvre, jetant le discrédit sur sa propre charte, et, plus grave encore, sur sa raison d’être. De même, Shūji Terayama, à la manière espiègle d’un enfant, teste les limites. D’abord, il propose un film de neuf minutes là où on ne lui en demandait que trois, mais il le fait de manière à ce qu’on ne puisse rien lui objecter. Il ne refuse pas la confrontation avec la règle, il cherche la faille, la trouve et s’y engouffre. À l’image, sur l’écran vert, la femme au vélo n’est peut-être, après tout, qu’un dernier calembour : allégorie burlesque de la contrainte de temps imposée par le 100 Feet Film Festival, trois minutes que le cinéaste doit absurdement battre à la course, en casant le maximum d’idées, d’images, de narrations possibles. La farce, c’est aussi l’obscénité, la vulgarité, le grotesque, ces corps nus, ces maquillages, cette photographie érotique trouvée dans un magazine, cette urine qui gicle aux yeux du spectateur. La farce, c’est aussi le néant, un film où il ne se passe rien, un film presque sans propos, presque sans esthétique, ou qui peut, du moins, au premier visionnage, être considéré comme tel. Et peut-être est-ce ainsi que le considérait Terayama. Initiation des Jeunes au Cinéma est sans doute, finalement, l’œuvre la moins intéressante de son auteur, la moins creusée, la moins recherchée, la moins mise en scène, la moins digne de toute appellation artistique. C’est aussi la plus bizarre. C’est un objet étrange, minuscule poème vain et grossier qui contient, en quelques allusions laconiques, toute la vie d’un homme, toute la culture d’une époque, toutes les possibilités d’un art. Et pourtant, c’est une blague. Vous voulez une réelle initiation aux possibilités du cinéma ? Regardez l’œuvre, toute l’œuvre, de Shūji Terayama.