Garant d’un cinéma particulièrement acéré et décapant depuis le milieu des années 80, Olivier Smolders a toujours occupé une place de choix au sein de la rédaction de Format Court. Lors d’une précédente interview, nous avions évoqué le pouvoir fascinant que pouvait véhiculer ou transmettre une image. Rencontré de nouveau, à l’occasion de son passage en France pour une rétrospective, doublée d’une exposition au Centre Wallonie-Bruxelles, ainsi que pour la remise d’un Prix Spécial (Vercingétorix d’honneur) au Festival de Clermont, il nous parle cette fois-ci de l’urgence à décrypter le vrai du faux des images, du grand intérêt en art dans le mariage des contraires et de son amour pour l’étude des coléoptères.
Format Court : Vous vous intéressez depuis longtemps à la manipulation des images et à leur véracité. Que pensez-vous de l’arrivée de nouvelles techniques, comme par exemple celle du deepfake (ndlr : technique d’images qui permet de mélanger des fichiers audio et vidéo existants sur d’autres fichiers, pour créer de nouvelles vidéos) ?
Olivier Smolders : Je trouve que ce n’est pas encore tout à fait au point, on sent que c’est bidouillé, truqué. Mais c’est une question d’années, bientôt, on pourra faire dire n’importe quoi à n’importe qui. On voit déjà, aujourd’hui, à quel point il y a moyen de faire des documentaires ou faux documentaires qui sont en fait des fictions extrêmement crédibles. On a vu ça avec les vidéos sur la chute des Twin Towers. La désinformation est devenue de plus en plus performante, donc probablement que la méthode de prise d’informations par les images et par les sons va être définitivement à remettre en question. Et l’idée éculée « le choc des images, vous voyez le vrai du vrai ! », est une idée fausse, qui, à court terme, mène à une impasse. Donc, pour approcher, d’une certaine façon la vérité, on ne pourra se tourner que vers des gens qui ont fait des études approfondies. Et encore, qui sont ces gens ? Pourquoi prennent-ils la parole ? Dans quel contexte le font-ils ? On va devoir se barder les uns les autres de plus en plus de précautions pour essayer de décrypter la part de vérité qu’il y a dans tous les mensonges que l’on entend partout…
Dans ce contexte-là, quelle place laisser à l’imaginaire ? Quand il y a une omniprésence des écrans et que l’on ne sait plus faire la différence entre le réel et la fiction, comment fait-on pour ramener les spectateurs vers un sentiment de raison ?
O.S. : Je pense que le travail du cinéaste, en l’occurrence, est de prendre de la distance et de tenir un discours, en image et en son, qui soit le plus précis possible, c’est-à-dire le plus traversé par un point de vue sur ce qu’il raconte. Même s’il ne se traduit pas forcément en message, il doit y avoir tout de même un point de vue. Parce que la principale caractéristique du flot d’images qui inonde internet, c’est son manque de point de vue ou alors une accumulation de points de vue contradictoires. Hors la vérité ne vient pas d’une telle accumulation mais de la confiance plus ou moins grande que l’on a de la sensibilité et de l’intelligence dans celui qui parle ; d’où la nécessité de savoir qui parle et d’où viennent ces images. Dernièrement, les documentaires sur la guerre, à base d’images d’archives re-colorisées ont eu beaucoup de succès. Et c’est passionnant. Mais en même temps, il y a quelque chose qui intrigue, on ne sait jamais très bien d’où proviennent ces images. De quel camp ? Pourquoi ? Dans quel but ? Il y a peu de contextualisation. C’est une des leçons du cinéma de Chris Marker, la contextualisation. C’est le regard et le commentaire portés sur l’image qui peuvent peut-être nous aider. Sans garantie aucune.
Il y a un duo contradictoire qui s’invite souvent dans vos films, c’est l’attirance et la répulsion. Est-ce qu’il y a une volonté d’osciller entre ces deux extrêmes pour provoquer une réaction chez le spectateur ?
O.S. : Cela vient d’un ressenti personnel, quand une image m’épouvante, en même temps, elle peut me fasciner. Rapprocher des éléments contraires, c’est une figure de style poétique à l’épreuve des balles, cela traverse l’histoire des arts, on peut penser à Goya, c’est un oxymoron ; comme par exemple « soleil noir », qui par définition évoque un concept, une image, qui provoque un saisissement.
Au moment de la sortie du DVD Exercices Spirituels (2007) consacré à votre travail, vous aviez dit que vous essayiez de trouver dans vos oeuvres un équilibre entre une certaine forme de baroque, d’excès, et une tendance plus minimaliste, est-ce toujours le cas ?
O.S : C’est une question de goût personnel, c’est-à-dire que je n’arrive pas à me décider si, par exemple, je préfère un film de Robert Bresson ou Aguirre, la colère de Dieu de Werner Herzog. L’un est excessif dans sa retenue, son minimalisme, dans une espèce de neutralité – qui n’est pas neutre du tout d’ailleurs -, et l’autre est excessif dans la profusion, la surenchère. Ces deux formes m’attirent. Sur le fond, je comprends bien intellectuellement aussi pourquoi ces deux opposés m’intéressent. Parce que dans les deux cas, ils racontent quelque chose par le simple fait qu’ils sont dans l’excès, que ce soit dans la retenue ou la profusion. Ils racontent quelque chose du rapport au monde qui évite une « voie moyenne » on va dire.
Pour vous, le cinéma serait donc incompatible avec cette « voie moyenne »…
O.S. : Cela est vrai dans tous les arts. Le tiède, à quoi bon ?
Toujours à propos du DVD Exercices Spirituels, ce titre véhicule une signification profonde sur votre travail, celle d’une approche concrète, presque manuelle, et de l’autre côté, d’une démarche spirituelle, dans le but d’atteindre une certaine grâce…
O.S. : Idéalement, j’aurais dû choisir une référence moins orientée « catholique, castratrice », parce que De Loyola (ndlr : Saint Ignace de Loyola (1491 – 1556) était un prêtre et théologien. Il est l’auteur notamment du recueil d’ « Exercices spirituels » où il fait part de sa quête introspective de la foi en Dieu) n’était vraiment pas quelqu’un de très sympathique. Il aurait fallu aller chercher quelque chose de l’ordre du zen, vers les exercices de méditation qui imposent quelque chose au corps, à la parole, et en même temps qui ont une issue surprenante, amusante. Je me souviens d’une petite histoire que mon père me racontait, c’était comme un conte philosophique. Un apprenti se présente à son maître. « Enseignez-moi ce que c’est que le zen ». En guise de réponse, le maître met sa chaussure sur sa tête sans un mot. L’histoire s’arrête là. Dans ce comique sérieux, il y a quelque chose de juste. C’est beaucoup à travers mon père que j’ai été passionné par ce genre de chose. Ainsi que par des choses plus horribles. Il m’avait raconté cette autre histoire japonaise : un samuraï va se faire harakiri. Il a le droit de choisir celui qui va l’assister et qui lui couper la tête après qu’il se soit ouvert le ventre. Il demande à ce que ce soit le maître le plus habile. Il se fait donc harakiri, il a ses tripes à l’air… Et il ne comprend pas pourquoi on ne lui coupe pas la tête pour mettre fin à ses souffrances. Après un moment, il fait ce qu’il ne devrait pas faire, il dit un mot. Quelque chose pour dire « vas-y » ou « maintenant ». Et l’autre lui répond : « c’est déjà fait, si vous voulez bien baisser la tête. » Il avait coupé tellement net. C’est de l’humour très noir… (rires)
C’est intéressant car on ne met jamais trop en avant la dimension ironique et humoristique qu’il y a dans vos films.
O.S. : Oui et je le regrette. J’essaye toujours pourtant de mettre des choses amusantes (rires).
Est-il arrivé que le public perçoive ce côté ironique et humoristique ?
O.S. : Je n’ai pas eu souvent de retours dans ce sens, plutôt au premier degré.
Et l’idée de faire une pure comédie ne vous a jamais effleurée ?
O.S. : Non, même si Point de fuite est en quelque sorte une comédie. Je n’ai jamais osé. Cela doit être difficile, non ? Faudrait que je le fasse, mais cela n’est pas simple. Et puis, cet humour noir, cher à André Breton, est quand même sur le fil du rasoir.
Dans La Part de l’Ombre, il y a beaucoup de comique.
O.S. : Une fois que l’on sait que le film est un pastiche, on repère effectivement des choses, on voit même que parfois l’on a poussé le bouchon un peu loin (rires).
Quand on parcourt votre filmographie, on sent une envie d’aller vers un fil narratif plus ténu qui prend des libertés avec les codes, une volonté de s’affranchir du récit, comme l’a pu faire David Lynch. Est-ce que c’est une direction que vous recherchez ? Désirez-vous poursuivre vers plus d’expérimentations ?
O.S. : Je crois vraiment à cette citation de Wim Wenders qui dit que « les histoires sont comme des vampires qui vident les images de leur sang. Les images sont comme les escargots, dès que l’on touche leurs tentacules, elles se rétractent. » Les grands cinéastes sont souvent aussi des peintres ou des dessinateurs. C’est le cas de David Lynch, de Peter Greenaway, d’Akira Kurosawa en partie. Je le vois avec mes étudiants : quand on raconte une histoire, dès que l’on passe du scénario à la réalisation, toutes sortes de plans surviennent, qui sont des « plans utiles » pour que l’on comprenne bien tout. Aussitôt les images et les sons deviennent utilitaires et le cinéma se « racrapote ». Mon rêve est de donner une place à l’histoire mais d’éviter que l’histoire soit aux commandes du film. Dans La Légende Dorée, avec toute cette collection de personnages excentriques, il y a beaucoup d’histoires, mais ce ne sont pas elles qui commandent. Le régime des histoires et des sons doit être, à mon sens, différent de celui des images. Mais on ne peut pas s’empêcher aussi de travailler en étant en interaction avec les gens qui voient les films et qui font des retours. Axolotl, par exemple, où l’histoire est volontairement laissée avec des trous, des flous, avec mille interprétations possibles, est un film qui a eu beaucoup plus de difficultés à circuler en festivals et à trouver son public. Dès qu’on lâche un peu la rampe, certains spectateurs se demandent : « Qu’est-ce que cela veut dire ? On ne comprend pas… Celui-là que fait-il ? »
Peut-être parce que cela demande plus d’efforts aux spectateurs…
O.S. : Oui, le spectateur est très vite désemparé quand il ne comprend pas tout. C’est concevable parce qu’une grande partie du cinéma nous a habitués à ce que l’on comprenne tout. C’était une stratégie d’Alfred Hitchcock, de faire de la direction de spectateurs, c’est-à-dire que tout le public de la salle comprenne exactement la même chose au même moment.
Vous collaborez souvent avec votre frère Quentin, pourriez-vous nous parler de cette coopération ?
O.S. : On a tous les deux grandi dans le même contexte familial, donc forcément, avec le même goût pour certains textes, certaines images, certains artistes. Et donc très tôt, comme il est plus jeune que moi, je suis allé le chercher pour faire les effets spéciaux sur mes films, des créations de décors, des dessins, etc. Et puis, petit à petit, il a avancé de son côté et il est revenu avec des idées auxquelles je n’aurais pas pensé. Par exemple, j’ai un projet de film sur des masques qui viennent d’une collection qu’il a faite dernièrement. C’est donc parfois son univers que je récupère pour en faire un film.
En général, est-ce plutôt vous qui avez l’idée du film et lui qui vient y amener son univers ou bien le contraire ?
O.S. : Cela dépend. En général, la proposition de films vient de mon côté, lui arrive ensuite. Par exemple, pour La Légende Dorée, j’avais l’idée du film et du dispositif minimaliste, j’avais choisi les personnages. Je lui ai dit : « Voilà, on pourrait faire une série de collages de tel format sur des personnages excentriques. » Je n’avais pas le temps de souffler, que j’étais bombardé de nombreuses images qui allaient dans cette direction…
À en croire le nom de votre maison de production (ndlr : Le Scarabée asbl) et certains indices parsemés dans vos films, les insectes ont une place à part dans vos travaux, pourriez-vous nous expliquer pourquoi ? Est-ce que cela est lié à une autre caractéristique de votre art, un goût pour l’exploration, la collection et l’étude méthodique d’éléments ?
O.S. : Quentin a vraiment l’âme d’un collectionneur. Je suis plus inconstant, je mélange tout un tas d’éléments qui n’ont rien à voir les uns avec les autres. J’accumule moins systématiquement que lui. Je pense qu’au départ, ces centres d’intérêt viennent de notre apprentissage en tant qu’élèves dans un collège de moines des Ardennes et d’un personnage qui nous a impressionné, influencé, de manière très indirecte, sans qu’il le veuille. C’était un vieux moine franciscain, qui s’appelait le père Gédéon, il était apiculteur et donnait des cours de sciences naturelles. Quentin et moi, on avait par exemple été engagés pour aller peindre des décors imaginaires sur ses ruches. C’était à la fois quelqu’un de très fantaisiste et, en même temps, tout devait être bien cadré. L’examen de fin d’année consistait à faire puis présenter une collection d’insectes. On allait parfois dans des magasins acheter des gros coléoptères mordorés qui venaient du fin fond de l’Afrique, et on essayait de les faire passer pour des insectes attrapés dans le jardin du collège. On se faisait évidemment tout de suite repérer et réprimander. Plus tard, on a continué les collections d’insectes, mais aussi de pierres, de livres sur les assassins célèbres, de pataphysique, de crypto-zoologie. C’est agréable d’avoir un interlocuteur qui est proche et qui démarre au quart de tour sur chaque nouveau projet …
Cela crée une effervescence.
O.S. : On a envie de trouver encore plus bizarre que ce qu’il a déjà déniché (rires).
Propos recueillis par Julien Beaunay et Julien Savès. Remerciements à Louis Heliot et toute l’équipe du Centre Wallonie-Bruxelles