Remarquée dès son court-métrage de fin d’étude, Vie et mort de l’illustre Grigori Efimovitch Raspoutine récompensé du Prix du Meilleur Film d’Animation francophone (SACD) au Festival de Clermont-Ferrand 2013, et retrouvée avec ferveur pour Le Repas dominical (2015) en sélection au festival de Cannes la même année et lauréat du César de Meilleur Court Métrage d’Animation en 2016, Céline Devaux, sans renier ses pré-acquis de mise en scène, intègre la prise de vue réelle dans l’univers tout en expansion de son Gros Chagrin, son nouveau court-métrage.
Du réel seulement « intégré » ? Oui, car la réalisatrice organise la vie et la duplicité complice des images réelles et des scènes animées sans souffrir d’aucune compétition entre les deux. Et ce mariage des genres ne passe pas sans un certain éclat, puisque le film s’est vu remettre à l’occasion de la dernière Mostra de Venise le Prix du Meilleur Court Métrage et la nomination pour le European Film Award.
Gros Chagrin, c’est l’histoire qui suit l’histoire d’amour, l’épilogue de la passion : « Ça va passer. On s’en remet. Jean fête son anniversaire, boit trop et se souvient du week-end désastreux qui a mené à sa rupture avec Mathilde ».
Céline Devaux déclarait – dans l’interview qu’elle avait donné à Format Court en juillet 2015, que l’animation lui permettait de décupler l’art de la synthèse dans l’image, jusqu’à la « libérer des mots, des décors en trop ». Cette attitude, elle la conserve sans perte dans ce film qui serait d’une violence dramatique insupportable, si la poésie des coupes de montage, le mash-up sonore de phrases et conseils irritants et inhérents des proches dans pareilles circonstances de rupture, et l’expressivité des scènes animées ne venaient grandir cette tragédie humaine permanente d’un soupçon de beauté élégiaque. Car il n’est pas de retour en arrière possible pour Jean et Mathilde, l’histoire ne recommencera pas, c’est fini.
Le générique introduit le film en utilisant comme toile de fond un duo de couleurs placé côte à côte, séparé par d’amples lignes franches et géométriques. On remarquera que cette assemblage de couleurs rappelle la distinction simple du ciel et de la terre dans l’un des films d’études de Céline Devaux, How to make a hysterically funny video on a very sad music (2010). Comme le ciel et la terre, ces plages de couleurs se côtoient sur la ligne d’horizon, et les deux amoureux s’embrassent, se câlinent, sans jamais n’être accroché d’aucune façon tangible.
La première scène du film en deux plans expose le conflit majeur posée par cette état de faiblesse à la fin d’une histoire d’amour : le sentiment amoureux se nourrit de paradoxes. Jean et Mathilde sont dans le même lit, d’abord allongés l’un près de l’autre puis Jean arc-bouté autour de la taille de Mathilde, au son, Jean délivre un : « Tu veux que je te quitte ? Je le fais ». Jean sera victime d’une chute libre qu’il a décidé d’entreprendre. Parce qu’il a raison, et Mathilde aussi : il/elle peut la/le quitter.
Mais sans ciel, la terre n’a pas d’horizon, et sans Mathilde, Jean n’a plus d’amour, en fait, il ne sait plus où il en est. C’est par l’entremêlement de ses turpitudes déboussolées que la collaboration de toutes les dimensions du film résonne. Des souvenirs précis du dernier week-end en amoureux (en prise de vue réelles), à ses impressions du monde à sa suite (en images animées) avec une circulation parallèle sur la bande son de phrases symptomatiques des proches et des amis, le mélange des trois types d’expression, leur enchevêtrement ne respectant aucune ligne temporelle ou progression dramatique témoigne du marasme individuel dans lequel s’enfonce l’Alpha privé de son Omega.
C’est une situation dont l’on saisit qu’elle n’est due ni au sexe ni au rôle de Jean dans la rupture puisqu’elle est partagée par les deux camps – il n’a pas tout fait tout seul, c’est le fruit d’« un consensus mutuel ». Et Mathilde d’accompagner la plainte finale (fatale ?) de Jean en employant les mêmes mots, en même temps, dans des strophes faisant l’apologie du temps d’avant : les mêmes déceptions dans des bouches qui ne se croiseront plus, la dernière expérience partagée du couple.
Avant de finir, rappelons que Gros Chagrin entretient sûrement une autre relation forte avec How to make a hysterically funny video on a very sad music que nous évoquions plus haut. Le film le plus ancien nous décrochait des sourires malgré son ton sombre, Gros Chagrin, lui, arrive à nous rendre la rupture de ces deux êtres vivable, jusqu’à belle, et ne montre pourtant rien d’autre que cela. C’est certainement l’ultime paradoxe du film, mais ce n’est pas le dernier que Céline Devaux conciliera, à notre avis.