« Jukai » a été sélectionné cette année au Festival de Clermont-Ferrand en compétition nationale et au Festival Court Métrange en compétition européenne. Il fait également partie des nominés pour le César du meilleur court métrage d’animation 2017.
Au premier regard, ce court métrage d’animation 3D séduit par son aspect visuel. Gabrielle Lissot a choisi une esthétique qui sert pleinement son histoire. En noir et blanc, l’image rappelle ces photographies argentiques aux contrastes envoûtant. Par ce biais, la jeune réalisatrice met en avant le travail extraordinaire qu’elle a réalisé sur les textures. Les couleurs n’obstruent pas les matières ; tout est bois, herbe, pierre et porcelaine. Les personnages qui jalonnent le film sont représentés comme des poupées. La précision de leur peau en porcelaine est poussée jusqu’aux plus petits détails : les craquellements sur les visages montrent par exemple le temps qui passe. Les articulations de marionnettes sont également visibles. Cela déstabilise le spectateur d’autant plus que la protagoniste possède des expressions d’une grande humanité et un regard d’une vraie profondeur. Ses mouvements ne répondent pas aux codes marionnettistes, mais à celui de l’humain. Cette représentation ambivalente fait écho à la sculpture de l’artiste Hans Bellmer, « La poupée » (1935) où le corps de la femme et celui de la poupée se confondaient dans le but de déstabiliser le regard du spectateur.
Seul point de couleur dans ce monde fait de noir et blanc : le fil que la jeune femme enceinte suit désespérément dans une forêt labyrinthique. Comme une Ariane amoureuse, elle cherche à son bout le père de son enfant. Mais à la place, elle ne découvre que des corps abandonnés par la vie. Sa déambulation se déroule dans une nature ambivalente qui se révèle à la fois receleuse de morts et protectrice de vie. Drue, sauvage, cette forêt cache en elle de nombreux cadavres. Mais par son agencement, elle enrobe la jeune femme enceinte en formant autour d’elle une alcôve bienveillante. Les arbres se tordent en des trous lointains, des lits de branches accompagnent la forme ronde de son ventre.
Progressivement l’intention du court métrage se dessine. Des signes de vie se manifestent : un cerf apparaît entre les broussailles, leurs regards se croisent, la jeune femme pose sa main sur son ventre dans un geste de protection.
Ce film n’est pas une quête mortuaire. Au contraire, il nous raconte le parcours d’une femme sur le point de devenir mère et qui, avant de donner la vie, fait l’expérience de la mort. La vie est bien là, discrète. Elle se manifeste par de petites ondulations sous le ventre de la jeune femme. Au début, cachée sous une ceinture que la protagoniste enroule autour de son ventre, cette présence devient de plus en plus envahissante. La jeune femme finit par mettre au monde son enfant dans cette forêt qui ne présageait en rien l’apparition de la vie.
On comprend alors, par une fin très métaphorique, que cette femme elle-même est l’image d’une interrogation autour de la maternité. Que ces ficelles ne sont que l’incarnation de rencontres passées, de souvenirs, d’un vécu qui lui permet de tisser le support idéal pour créer le berceau de son enfant.
Ce berceau de fil tissé prend la forme d’un cœur coloré dans cette forêt en noir et blanc. À l’écrit, l’énumération de ces métaphores (les personnages-poupées, le fil d’Ariane…) peut paraître rebutante et donner l’impression qu’il n’y a pas de place pour la narration. Mais la mise en image si particulière de ces métaphores rend ce court-métrage à part. « Jukai » est un conte poétique et Gabrielle Lissot utilise les métaphores comme vecteur d’histoire, d’images et d’interrogations. À rebours du film qui joue avec les poncifs, ce court-métrage invente de nouvelles images en mettant en scène des interrogations féminines restées jusqu’alors sous la forme de pensées; et qui prendront vie dans les profondeurs d’une forêt obscure et merveilleuse.
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