Venu du monde de la bande dessinée indépendante, avec des œuvres comme « Welcome to the Death Club » (2001), « Monsieur Ferraille » (2001), « Pat Boon » (2001) ou « Pinocchio » (2008), Vincent Paronnaud alias Winshluss a bifurqué ensuite vers le cinéma d’animation en co-réalisant notamment « Persepolis », en 2007.
Artiste discret et protéiforme, il navigue seul ou en équipe, entre cinéma et bande dessinée, alternant film fauché et production plus lourde. Intéressé par la réappropriation et le détournement des contes et des mythes, en témoigne sa nouvelle bande dessinée Dans la Forée sombre et mystérieuse aux éditions Gallimard, il a accepté de nous donner quelque clés de compréhension de son œuvre filmique, fascinante et en constante évolution.
Quels sont tes premiers projets en court métrage ?
Mon premier court métrage d’animation date de 2003, il s’agit de « Raging Blues », coréalisé avec Cizo (Lyonnel Mathieu), et produit par Je Suis Bien Content, société avec laquelle je collabore régulièrement. Au départ, je souhaitais développer un projet intitulé Smart Monkey, qui suivait les aventures d’un petit singe malicieux, à l’ère Paléolithique, mais il coûtait trop cher, donc je l’ai adapté sous la forme d’une bande dessinée chez l’éditeur indépendant L’Association. Des années plus tard (en 2014), j’ai pu finalement le faire en animation, en le coréalisant avec Nicolas Pawlowski.
Mon deuxième court, « O’Boy, What nice legs ! », a été créé il y a une dizaine d’années dans le cadre d’une exposition organisée par Ferraille Production, qui s’occupait entre autres de la revue Mr Ferraille. Le film s’insérait dans toute une mythologie que l’on avait créée autour du personnage principal de la revue à laquelle il donnait son nom, Monsieur Ferraille, et qui démarrait au début du siècle dernier. Dans cette exposition, il y avait des films, des détournements graphiques et l’équivalent d’un empire à la Walt Disney, avec tout ce que cela implique comme produits dérivés, mais dans une version beaucoup plus sombre et pervertie. Nous avions intégré à l’exposition plusieurs faux dessins animés, dont celui-ci, dans l’esprit de ceux des années 20 et 30, comme Betty Boop et Popeye, mais avec une dimension subversive et satirique.
Ce que j’ai aimé faire avec ces premières œuvres, c’est m’approprier des codes de la culture populaire, dans des genres très marqués, puis en détourner le sens et y injecter un mauvais esprit.
Tu te lances ensuite dans l’aventure du long métrage, notamment en collaborant avec Marjane Satrapi, mais aussi en faisant un film de zombies complètement fou, « Villemolle 81 », comment cette transition s’est-elle faite ?
J’ai eu la chance de co-réaliser « Persepolis » avec Marjane Satrapi, adapté de sa propre bande dessinée, ainsi que « Poulet aux Prunes », pour lequel nous avions prévu de travailler sur un film live, avec des comédiens. Je sortais tout juste de l’aventure « Persepolis », j’avais besoin de faire quelque chose de plus artisanal, entre amis, et je souhaitais également me tester sur le format du film en live. Je suis quelqu’un qui travaille dans l’apprentissage, pas dans la théorie, j’ai senti que c’était le bon moment pour réaliser un film complètement différent et je suis parti sur le projet de « Villemolle 81 ».
Avec Frédéric Felder alias Franky Baloney, l’un des cerveaux derrière les éditions Requins Marteaux et la revue Ferraille, nous avons écrit le scénario le plus idiot possible, en gardant en tête l’idée de partir du vide pour aller vers le néant le plus total. Et ce fut de ce point de vue une sacré réussite ! On peut dire que pour ce film, les astres s’étaient alignés pour faire du grand n’importe quoi. Cela parlait d’un virus mutant se propageant dans un petit village du sud de la France et transformant la population en zombies, sous l’œil intrigué d’un journaliste parisien, incarné par le dessinateur Blutch. Le seul bémol est que je ne pensais pas que cela allait me prendre autant de temps, il y a eu plusieurs versions de montage. Tout le monde s’est beaucoup investi, c’était un projet super dense même s’il était fauché. J’aime ce film, il est imparfait au possible mais je ne lui connais pas d’équivalent. Il ressemble au mec qui l’a fait. Ce n’est pas un film comparable à « Persepolis », pour beaucoup ce n’était même pas un vrai film, mais finalement avec les années qui passent, on continue à m’en parler, c’est qu’il doit bien vieillir.
Comment s’est déroulé le passage de la BD au film d’animation, et puis au film live ? As-tu éprouvé des difficultés en explorant ces divers formats ?
Il faut avoir pleinement conscience de tous les aspects techniques et humains propres à chaque format. Quand je fais de la bande dessinée, personne n’est derrière moi, je suis tout seul à décider. Dès le moment où je fais du cinéma, je dois travailler avec une équipe, et je me dois de bien comprendre ce que chacun fait. Il ne faut pas faire preuve d’arrogance et être constamment à l’écoute. Ce n’est pas parce que j’ai une idée géniale et que ceux qui m’entourent ne la comprennent pas, qu’ils sont forcément inaptes. Quand on fait un film et que l’on pense avoir une idée géniale, il faut accepter d’en perdre un bon pourcentage en cours de route et qu’à la limite, si cela se passe bien à toutes les étapes, on n’en garde assez au final pour en sortir une idée intéressante.
Comment cela s’est passé pour ton film d’animation suivant « Il Etait Une Fois l’Huile » ? Tu sembles ne pas avoir trop perdu de ton idée initiale pour ce court métrage.
Ce film est, d’une certaine manière, la synthèse de tout ce que j’ai pu faire pendant dix ans, à l’instar de la bande dessinée Pinocchio, vers la même époque (2008-2009). Il est hystérique, il part dans tous les sens et explore tous mes thèmes sociaux et environnementaux de prédilection. J’avais acquis plus d’expérience, mais cela n’a pas été facile à faire pour autant. Mon talent réel sur ce film, si l’on peut dire, a été de gérer les gens, l’équipe, de les mettre à tel poste, de pister quand il y avait des problèmes et de trouver des solutions ; de réaliser en somme. C’est peut-être là-dessus que j’avais amassé une certaine expérience. À mon sens, le vrai boulot de réalisateur, c’est d’avoir des idées et du talent bien entendu, mais c’est surtout de gérer l’humain, d’appréhender les problèmes et de tenter de les prévenir.
Cette approche du travail, comment t’est-elle venue ?
Je suis la personne la plus bordélique qui existe, ce n’est pas dans ma nature de travailler méticuleusement. Il s’est avéré que quand j’étais plus jeune, avec des amis j’ai monté un groupe de rock et je disais des choses du style : « Il faudrait répéter » ou « il faudrait passer à un stade supérieur ». En général, mes amis me traitaient alors de fasciste… Et puis très tôt, j’ai appris à travailler avec d’autres personnes que mon entourage proche.
Dans ma vie, au quotidien, c’est le chaos le plus total ; par contre au niveau du travail, je fonctionne avec plus d’intuition, je fais preuve de pragmatisme, je ne suis plus humain quand je travaille, mon égo disparaît. Par exemple, si quelqu’un a une idée meilleure que la mienne, je l’accepte sans problème.
Pour ton dernier court métrage en date « Territoire », œuvre hybride, sorte de western rural, explorant à la fois le film d’horreur et le folklore paysan français, tu sembles vouloir essayer autre chose ?
Je fonctionne beaucoup par cycle et je m’intéresse depuis un certain temps à tout ce qui relève de la nature et de son interaction avec l’humain. Comme l’ermite paysan du film, il est possible qu’à terme je finisse dans la forêt (rires) !
Je ne me considère pas vraiment comme un écologiste à proprement parler. Malgré moi, j’ai développé un certain scepticisme. Ce qui me fascine ce sont plutôt les contradictions, les dualités et les contresens, comment on peut accommoder les volontés propres à notre société de consommation et les velléités écologiques qui fusent de tout bord. Cela peut prendre des proportions inédites lorsqu’il s’agit de mensonge à grande échelle. Par exemple, il y a quelques années de nombreuses multinationales comme Mc Do & consorts, ont choisi de communiquer avec la couleur verte, synonyme d’espoir ou d’écologie. Je trouve cela très hypocrite.
Est-ce que l’on peut parler d’un certain aspect mythologique présent dans « Territoire » ?
Effectivement, je cherchais à créer un personnage mythologique, une légende ou un héros, avec une approche simpliste revendiquée. J’avais besoin de m’entrainer à filmer la nature, sans que cela paraisse chiant à l’image, j’ai donc écrit ce scénario en m’appuyant sur une trame de film de genre. Le scénario était plus explicite, notamment au niveau du rapport entre cette histoire et la guerre d’Algérie. Quand le FLN a gagné, De Gaulle, quelques jours après, a passé un deal avec eux pour garder les éléments nécessaires pour faire des essais nucléaires en échange de leur fournir une centrale. J’adore m’emparer de ces secrets d’histoire aberrants.
Au début, il y avait des images d’archives sur la Guerre d’Algérie pour appuyer mon propos, j’ai finalement tout enlevé. J’estimais savoir ce que je racontais et je pouvais me permettre de retirer le superflu. J’avais l’impression d’appuyer mes dires et je trouvais cela vulgaire. Juste garder le conflit entre les militaires et un homme seul, sorte de paysan/berger, cela avait du sens pour moi, ne serait-ce que par mon histoire familiale, mon grand-père étant résistant déporté et mon père, syndicaliste. J’ai également fait l’armée, je me suis fait réformer et j’ai atterri en bataillon disciplinaire.
Le personnage principal de « Territoire » est un ermite mutique dont il est bien difficile de cerner tous les contours. Il semble que plusieurs de tes personnages partagent une telle ambiguïté, pourquoi ce choix ?
Nous vivons dans un monde où l’on comprend les gens dans le verbe, nous sommes à l’ère de la communication où toute aspérité est gommée et où l’hypocrisie est reine. Je préfèrerai toujours les actes à la parole. De plus, j’aime bien les personnages où les notions de bien et de mal ne sont pas tranchées, qui agissent suivant des choix et des décisions, mais qui ne sont pas forcément sympathiques au premier abord.
As-tu éprouvé des difficultés pour réaliser un film s’apparentant au film de genre ?
Cela reste mystérieux, mais nous avons eu un financement. Peut-être que les personnes qui nous ont attribué ce financement se sont dits que ce scénario proposait autre chose, moins naturaliste que ce qu’ils ont l’habitude de lire. Notre projet était différent des films habituels où les agriculteurs font du fromage. Ici, notre héros fait à la fois du fromage, mais découpe aussi des monstres avec une hache. Alors qu’il pourrait juste découper du fromage avec une hache… (rires)
Dans le système de financement actuel, il y a un mode de pensée particulier, l’intérêt se porte beaucoup sur le film d’auteur social, dégoulinant d’empathie et en totale rédemption. Il existe cette tendance-là, le besoin de récompenser le héros pour avoir accompli une bonne action. Dans mes scénarios, je ne récompense personne et à la fin, on se retrouve livré à soi-même. Mes histoires sont sèches, on peut passer à côté et n’y voir qu’une succession de scènes d’action. J’ai besoin de situer et de contenir l’action dans une situation de film de genre, pour pouvoir ensuite en détourner tous les codes et servir mon propos.
Est-ce que tes films possèdent une dimension politique ?
Oui et non, car cela fait longtemps que je suis en quelque sorte désabusé. Je viens d’une famille politisée, mon père était très engagé, sans être carriériste. Il m’est arrivé de fréquenter des personnes sans réelle conviction, qui n’arrivent pas à tenir sur la longueur. Des personnes moralisatrices qui se révèlent être le contraire de ce qu’ils prétendent. Quand je travaillais avec Marjane Satrapi sur « Persepolis », c’était un engagement très idéaliste pour moi. Je pensais que cela en valait la peine, notamment vis-à-vis de ce qui se passait en Iran à l’époque, et c’est pour cette raison que je l’ai fait, pas juste par simple envie de réaliser un dessin animé.
Au tout début, dans mes histoires, je m’intéressais surtout à l’aspect économique. La vraie religion, pour moi, est celle de l’argent et je voulais dénoncer cela. Maintenant, mon travail s’attache plus à l’individu, aux tréfonds de l’être humain, ce qui peut expliquer le choix de certaines thématiques dans mes films, notamment ce qui relève de l’animalité et de la transmission. Peut-être que mon travail possède une vraie dimension politique, mais il faudrait plus la distinguer d’un point de vue philosophique ou existentiel.
D’une certaine manière, l’humain a besoin d’être rassuré, il lui arrive donc de s’arrêter sur des idées, car il est confortable de délimiter les choses. Je ne suis pas comme cela, j’ai besoin de partir dans tous les sens, de garder ma pensée mouvante. Je trouve qu’il manque des propositions anarchistes qui disent et font n’importe quoi. A l’heure actuelle, tu es obligé de répondre de tout ce que tu fais, si tu dis quelque chose, il faut bien préciser ta pensée. C’est pour cela qu’il m’arrive de faire des choses assez vulgaires et grossières, car si tu es en accord avec toi-même, tu assumes ce genre de projets.
C’est la même chose en ce qui concerne la notion de bonheur. Il me semble qu’il y a un malentendu sur les termes même de la définition. Il nous faut accepter qu’il ne puisse y avoir que des instants de nos existences qui peuvent s’en approcher. Cela n’a rien à voir avec le fantasme que l’on peut nous vendre et qui remplit les publicités pour voitures où papa conduit avec maman à côté, en écoutant de la musique de merde, tandis que les gamins et le chien sont assis à l’arrière. Je trouve cela triste et réducteur comme vision du bonheur.
Propos recueillis par Julien Beaunay et Julien Savès