Sandra Fassio : « La question de la contrainte est au cœur de mon travail, de l’écriture à la réalisation »

Réalisatrice française d’origine grecque, Sandra Fassio est à l’origine de « Kanun », un polar mettant en scène Kevin Azaïs confronté à la loi du kanun, un code de l’honneur en vigueur dans la communauté albanaise. Le film a obtenu notre Prix Format Court au festival Le Court en dit long, en juin dernier à Paris. Ce jeudi soir, la réalisatrice présentera son film, au Studio des Ursulines (Paris, 5ème). Pour Format Court, elle revient sur ses études à l’IAD, ses débuts tardifs dans la profession, son lien au montage, son intérêt pour les non-dits et les sujets difficiles.

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Quels ont été tes débuts avant d’arriver à la réalisation ?

J’ai suivi une formation en montage et script à l’IAD à Louvain-la-Neuve, en Belgique. J’ai toujours été attirée par la réalisation mais pour y arriver, je pensais qu’il valait mieux passer par la technique. Finalement, être monteuse s’est révélé terrible pour moi, j’étais une réalisatrice frustrée. J’ai donc pendant un temps travaillé à la télévision, pour des raisons alimentaires. Cela m’a permis d’écrire en parallèle. Le fait d’être script à la télévision m’a donné le temps d’apprendre l’écriture en autodidacte. J’ai mis un certain temps à réaliser mon premier film, je l’ai fait toute seule.

Te sentais-tu plus dans ton rôle en tant que réalisatrice ou monteuse ?

Je voulais tellement réaliser qu’il y avait, dans mon rôle de monteuse, une place que je n’arrivais pas à garder. Je m’accaparais beaucoup les projets des autres. Je me suis rendue compte à contrecoup que cela venait d’une envie trop importante de réaliser moi-même et que je le faisais un peu subir aux projets des autres.

Je me suis alors dit qu’il fallait que j’arrête le montage et que je fasse mes films. Quand j’ai obtenu l’argent nécessaire pour mon premier film, c’était comme si on m’avait offert un pack intégral ! Toutes les disciplines auxquelles j’avais touché avant s’y trouvaient et je me suis rendue compte qu’il n’y avait qu’avec la réalisation que je pourrais toucher à tout. En tant que technicienne, tu dois être un peu plus à distance du projet et au service du réalisateur. Cette envie de pouvoir maitriser et gérer un projet du début à la fin était trop présente chez moi. Finalement ça se passe mieux depuis que je suis devenue réalisatrice !

Je suis vraiment contente de ne pas avoir fait de courts à 20 ans, d’avoir attendu et d’en faire maintenant, avec un enfant, une famille, qui me permet de prendre mes distances. Je suis très admirative des gens qui, à 20 ans réussissent à se confronter à cet univers, à cette compétition, mais je sais que cette distance à mon travail, je la trouve du fait que je fais d’autres choses en parallèle et que je ne suis pas dépendante financièrement du cinéma.

Comment as-tu vécu la préparation et le tournage de ton premier film, « I Rafi » ?

J’étais enceinte. Je me suis dis : « J’ai l’opportunité de faire ce film. Si j’ai le minimum de reconnaissance dont j’ai besoin pour continuer tant mieux, si ça ne marche pas, tant pis ». Je pense que je me disais que toute ma vie ne reposait pas là-dessus. Cela m’a permis de relativiser beaucoup de choses. Étonnamment je trouve que c’est plutôt avec mon deuxième film, « Kanun », que ça s’est compliqué. Le fait d’avoir reçu des aides du CNC m’a mis une pression supplémentaire. J’ai ressenti également beaucoup plus de pression de la part des producteurs qui ont besoin de projets qui marchent pour pouvoir survivre. Ces questions-là ne se posaient pas pour « I Rafi ».

Pour tes projets, tu tournes en langue étrangère, tu traites de sujets lourds et de contextes singuliers (la dictature des colonels en Grèce, le code albanais du Kanun). Tu ne vas vraiment pas vers la facilité…

À vingt ans, j’avais commencé à réfléchir à des thématiques plus intimes que celles-ci, mais avec l’âge je me suis rendue compte que ce n’était pas là que se dirigeait mon intérêt.

C’est très étonnant mais pour l’instant, j’ai beaucoup de mal à écrire des dialogues en français, même si il y en a un peu dans « Kanun ». Écrire des dialogues en langue étrangère, c’est un peu un moyen de contourner une difficulté. Avec « I Rafi », j’avais en référence des films de Melville, j’avais écrit des dialogues que j’imaginais interprétés de façon assez monocorde. Je suis grecque et je parle grec mais je n’avais pas du tout envisagé l’effet que cela donnerait à la traduction. Le grec est une langue très chantante, le résultat était donc assez éloigné de ce que j’avais envisagé au départ, j’étais complètement déboussolée !

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En ce qui concerne « Kanun », j’avais en tête l’idée de faire un film noir. Mon grand-père vient du nord de la Grèce, à la frontière avec l’Albanie. La communauté albanaise y est très importante. J’ai été faire des repérages là-bas mais finalement ce n’était pas l’atmosphère que je cherchais et que j’avais imaginée. Je souhaitais faire un film qui puisse se passer dans une communauté et qui traite de la transmission de valeurs d’une culture à l’autre. À contrecoup, je me suis rendue compte que c’était déjà présent dans le premier film. Ainsi un évènement, justifié par le code dans « Kanun » ou par l’envie de vengeance dans « I Rafi », contraint des personnages qui sont aux antipodes ou dans le conflit total à se rencontrer et à se regarder. C’est dans cet instant où la rencontre est possible malgré la haine que j’entrevois une possibilité, puisque ce regard sur l’autre nous oblige à nous confronter à l’humain. Dans « I Rafi », cette rencontre avec l’ennemi a une issue positive. Dans Kanun, malheureusement, le dogme est plus le fort.

Que retiens-tu du travail mené au sein de la communauté albanaise ? Comment s’est déroulé le casting des comédiens ?

Quasiment tous les comédiens sont des professionnels. J’ai rencontré beaucoup de gens avec des profils très différents, et j’ai découvert aussi à quel point le code du Kanun a encore de l’importance et de l’influence aujourd’hui, même loin de l’Albanie. Finalement, la plus grande difficulté a été de trouver l’homme de main, interprété par Kevin Azaïs, le seul personnage à ne pas être d’origine albanaise.

Comment as-tu entendu parler du Kanun ?

J’ai relu de nombreux articles sur l’Albanie, je cherchais une thématique pour faire un film noir. Dans un premier temps, j’étais un peu gênée, je n’avais jamais entendu parler des faits du Kanun dans la communauté albanaise ici. C’était délicat, je n’avais pas envie de la stigmatiser, de contextualiser quelque chose qui n’existe pas vraiment dans une réalité sociale. Et puis, en rencontrant des Albanais, je me suis rendue compte que ce que j’avais lu était finalement en-dessous de la réalité.

Ce qui est incroyable, c’est que les Albanais n’ont pas forcement les moyens de parler du Kanun mais qu’il reste des valeurs de ce code dans beaucoup de choses, qu’il a encore des effets des plus dramatiques dans certaines familles.

Dans tes deux films, on sent un conflit entre tradition et modernité, mais aussi beaucoup de pudeur, de retenue présente dans les non-dits. Est-ce que c’est quelque chose qui t’intéresse ?

C’est vraiment la base de mon travail et de mon envie. C’est dans les non-dits que je trouve mon intérêt. Dans « I Rafi », le non-dit sert a raconter le lien : tout ce qu’on ne dit pas et qu’on comprend quand même, c’est cet amour refoulé. Dans « Kanun », c’est l’inverse puisque le non-dit nourrit le drame. C’est le code, le dogme qui empêche la remise en question, le dialogue, la communication et l’amour.

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Pourquoi as-tu choisi de travailler en huis clos ?

C’est venu d’une contrainte financière, c’est quelque chose que je me suis imposé dans un exercice et au final, je crois que la question de la contrainte est au cœur de mon travail, de l’écriture à la réalisation. Il n’y a pas vraiment d’issue dans l’enfermement.

Est-ce que le fait d’intégrer un personnage francophone qui ne parle pas l’albanais dans « Kanun » est en rapport avec ta propre histoire ?

Oui, ce personnage est un peu l’écho de cette génération avec laquelle j’ai grandi, en perte de valeurs, de repères et qui finit par se tourner vers la religion et les sectes pour retrouver une cohésion, un sentiment d’appartenance. C’était important que mon personnage ne soit pas albanais et qu’il ait une forme de fascination pour cette culture à laquelle il n’appartient pas réellement. La première question était de savoir comment la croyance absolue en quelque chose mène à l’impossibilité de se remettre en question. Que se passe-t-il quand on se rend compte que son dogme porte en son sein des contradictions ? Kevin, l’interprète du rôle, était très proche du personnage, il a vécu dans le même type de milieu que moi. Il était donc parfait pour retranscrire les sentiments que je voulais transmettre à travers son personnage.

Propos recueillis par Katia Bayer. Retranscription : Paola Casamarta

Article associé : la critique du film

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