Il s’agit d’un premier film très maîtrisé, tout en noir et gris, au trait épuré, porté par une musique magnifique. Son nom ? « Kijé », un curieux titre qui a révélé un nouveau talent au dernier Festival d’Angers : Joanna Lorho, lauréate de notre Prix Format Court. Dans le cadre du focus qui lui est consacré, la jeune réalisatrice bretonne installée à Bruxelles est revenue sur son parcours, son univers, ses difficultés et son lien à l’illustration et à l’animation. Jeudi passé, nous avons diffusé son film au Studio des Ursulines (Paris, 5è) et organisé une exposition autour de son travail. Aujourd’hui, nous vous proposons de faire la connaissance de son auteure.
Comment es-tu arrivée à l’animation sans l’avoir étudiée au préalable ?
Je n’ai effectivement pas suivi de formation en animation. Je viens des Beaux-Arts de Rennes, une formation assez pluridisciplinaire mais dans laquelle je ne m’épanouissais pas entièrement. J’ai ensuite fait un an d’illustration à l’école Saint-Luc, à Bruxelles, mais ça n’a pas été le coup de foudre non plus. À coté de cela, j’ai toujours nourri une passion pour la musique classique que j’ai étudiée jusqu’à mes 19 ans. L’animation est finalement venue comme un médium qui pouvait réunir à la fois mes deux centres d’intérêt, le dessin et la musique.
Comment as-tu appris à animer ?
J’ai vraiment appris à le faire avec « Kijé ». Ce film s’apparente à un travail de fin d’études qui a mis beaucoup de temps à se faire. Il y a des bouts de ce film qui ont été réalisés alors que je savais à peine animer et d’autres qui sont beaucoup plus récents. J’ai voulu tout faire, l’animation, la musique, et c’est en partie pour cela que j’ai mis autant d’années à le terminer. Ça a été assez compliqué, j’ai eu du mal à le construire, à vivre avec pendant autant d’années. Il y a encore certaines scènes que j’aurais voulu refaire encore et encore, mais au bout d’un moment, il faut savoir mettre fin à un projet. Quand on est autodidacte, il y a des moments de doute et finalement personne à qui se référer.
Pourquoi avoir fait ce film toute seule ?
Pour déléguer, il faut savoir où l’on va, ce que l’on veut. Ce projet était tellement expérimental que c’était compliqué de faire intervenir d’autres personnes. Je n’aurais pas su comment et à qui déléguer des tâches, finalement.
Quelles ont été les références de « Kijé » ?
« Kijé » fait référence à une musique de Prokofiev. Au départ, je voulais illustrer la suite du « Lieutenant Kijé », une musique qui a été écrite pour un film qui n’a jamais eu lieu, mais comme les droits de l’œuvre appartiennent à Universal, le projet était inaccessible pour moi. J’ai reconsidéré l’idée initiale et fait un film dont la structure et la musique étaient juste inspirées de Prokofiev. Progressivement, un univers fantastique s’est installé, il m’a été inspiré par la musique à la fois grotesque et inquiétante.
Même si tu as fait ce film en solitaire, tu as eu l’opportunité de travailler avec deux structures de production belges, Zorobabel et l’Atelier Graphoui. Quel a été leur rôle ?
Ce sont des structures qui aident beaucoup les films d’animation à se concrétiser. Je suis arrivée avec un projet très bizarre, très largement inspiré de la musique. La technique, je l’ai cherchée jusqu’au bout et leurs équipes m’ont laissée faire. Caroline Nugues m’a été très précieuse, elle m’a beaucoup aidée et épaulée. Vers la fin du projet, j’avais beaucoup de doutes. J’ai été conseillée quant aux éléments qui me paraissaient flous. On m’a beaucoup soutenue tout en me laissant aller à mon rythme. J’avais besoin de temps, de réaliser d’autres projets en parallèle. J’ai commencé celui-ci en 2008 et « Kijé » n’a été montré qu’en octobre 2014. C’est génial de pouvoir prendre son temps de cette manière, mais c’est à double tranchant car j’ai quand même souffert de porter ce projet aussi longtemps.
Qu’est-ce que la forme du court métrage t’a apporté sur ce projet ?
Le court métrage est parfait pour l’animation. On peut expérimenter beaucoup plus de choses qu’en fiction et l’équipe est plus réduite. Le format du clip est idéal selon moi. Je trouve qu’une durée de 3 à 5 minutes est très intéressante pour pouvoir développer une histoire. Après une heure, ça devient un autre monde et je sens que ça ne me tente pas du tout.
Tu as envie de te relancer dans un autre projet ?
Pas pour le moment. J’ai mis tellement de temps pour réaliser « Kijé » que je ne me vois pas réaliser un deuxième court métrage dans l’immédiat. Par contre, un clip ou une collaboration me tente, parce que j’aimerais être plus entourée dans mon prochain projet. J’ai envie d’échanges qui faciliteraient et accélèreraient le processus.
Certains animateurs disent beaucoup en peu de traits. D’autres se réfugient derrière la technique et se détournent du message. Quels sont ceux qui t’intéressent ?
Je m’intéresse au travail de Carl Roosens et Noémie Marsily que je fréquente et qui se sont mis à l’animation à peu près au même moment que moi. J’aime aussi les films de Gianluigi Toccafondo.
L’animation, en tant que médium, doit être justifiée. Elle permet des choses innovantes, inédites qui ne peuvent être réalisées que par ce biais. Faire une animation dont le sujet peut être aussi bien développé et percutant qu’en fiction me semble pauvre d’intérêt.
Tu m’as dit vouloir te recentrer sur des illustrations autour de la jeunesse…
La BD et l’illustration m’ont toujours paru plus faciles. Les projets peuvent être faits sur des périodes beaucoup plus courtes et cela demande moins de travail.
As-tu une idée du nombre de dessins que tu as pu réaliser pour « Kijé » ?
J’ai fait un gros travail d’archivage : toutes ces années de travail sur le même projet m’ont donné envie de garder des traces. J’ai environ 8.000 dessins dont beaucoup de travaux de recherche et de dessins de foules également. J’anime les personnages par couche, par superpositions, il y a donc beaucoup de calques.
Au-delà de la question du temps, as-tu rencontré d’autres contraintes sur ce projet ?
J’ai le syndrome de l’autodidacte, j’ai toujours l’impression de recommencer à zéro. En animation, ma technique est marquée par la contrainte. Par exemple, pour le passage où Kijé commence à se faire enlever par la foule, j’ai commencé à travailler à l’huile et au crayon, j’étais dans la pratique pure. J’ai mis 6 mois pour faire cette scène, je commençais à devenir folle. Si on y prête attention, on peut voir au milieu de la scène un changement de technique : d’un coup, le dessin s’allège. Je n’avais pas le choix, il était nécessaire de faire des compromis. Ces concessions ont, au départ, été lourdes pour moi, mais nécessaires pour aller au bout de mon projet. Je suis contente d’y être arrivée !
Propos recueillis par Katia Bayer. Retranscription : Paola Casamarta
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La bonne info : « Kijé » est disponible à la vente. Co-édition : Zorobabel, Graphoui et La Cinquième Couche. Prix : 9 € (+ frais d’envoi). Si vous souhaitez vous procurer le DVD & son livret, contactez-nous.