Frédéric Bayer-Azem : « Je ne conçois pas l’étape du tournage sans une part de danger et de confusion, autrement on s’ennuie »

La découverte du film “Géronimo” fut l’un des moments forts de la dernière édition du festival Côté Court. Récit explosif de la confrontation entre un groupe de trentenaire branchés et d’une bande d’enfants sur une piste d’auto-tamponneuses, le court-métrage de Frédéric Bayer-Azem fait s’entrechoquer les corps et les genres dans un joyeux feu d’artifices. Issu du milieu ouvrier, devenu acteur avant de passer à la réalisation, Bayer-Azem est revenu pour Format Court sur son parcours singulier et sur ses méthodes de travail à l’occasion de la récente diffusion de son film au festival Silhouette.

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Comment es-tu arrivé au cinéma ?

Je suis de formation ouvrière, l’envie de faire du cinéma est venue assez tard dans mon parcours. Lorsque je suis arrivé en région parisienne, j’ai fait quelques rencontres qui m’ont amené à jouer dans des films. Ça m’amusait, et au moment où je découvrais le jeu, j’ai commencé à m’intéresser à la mise en scène, à la fabrication des films. J’ai pris l’initiative d’écrire un scénario de court-métrage, en dilettante. Lorsque j’ai découvert le G.R.E.C. et son système de production, j’ai monté un dossier très vite, en rédigeant une note d’intention dans l’urgence. Ils ont accepté de produire mon projet, alors j’ai tourné « Les Ficelles », mon premier court-métrage. Chez moi, il n’y a pas eu de déclic particulier. Je sais que beaucoup de réalisateurs sont animés très tôt par un désir ardant de faire du cinéma, mais ce n’est pas mon cas. Mon parcours est beaucoup plus hasardeux, chaotique.

Ton premier film « Les Ficelles » était produit par le G.R.E.C. qui met à disposition de ses lauréats un budget qu’ils ont la possibilité de gérer avec beaucoup de liberté. Le deuxième, intitulé « Pan », était une auto-production, tournée en deux jours avec une petite équipe. Comment c’est déroulé la collaboration avec Aurora Films, les producteurs de « Géronimo » ?

Très bien. A la base, j’ai voulu rencontrer Charlotte Vincent car j’ai presque vécu viscéralement la vision de ses productions comme « Sur la planche » de Leila Kilani et « Snow Canon » de Mati Diop. Je me disais : « Putain, qui a produit ça ? ». J’ai envoyé un mail un peu couillu à Charlotte où je lui exprimais mon envie de travailler avec elle. Elle m’a répondu, elle a vu et aimé « Les Ficelles », mais c’est surtout humainement que ça a bien collé. Une relation réalisateur-producteur, c’est avant tout une question de confiance et je dois avouer ne marcher qu’à ça.

J’ai senti que Charlotte était prête à me suivre et à me soutenir dans mes désirs. Assez vite, je lui ai proposé le scénario de « Geronimo » qui lui a beaucoup plu. On a su très tôt que la région Aquitaine nous soutenait, donc j’ai attrapé mon sac à dos et je suis parti faire les repérages en stop et en allant loger chez l’habitant. J’imagine que cette méthode de préparation a fait halluciner mes producteurs, mais ça m’a vraiment permis d’humer l’ambiance de la vallée d’Aspe.

Ensuite, est venu l’étape du tournage qui n’était pas simple. On n’avait que 6 jours de tournage et je suis du genre à foncer dès que j’en ai envie, donc le scénario et le plan de travail partaient vite a la poubelle ! Je n’aime pas la paperasse ni le découpage, alors c’était très bien comme ça. Cette façon d’être sur la corde raide a provoqué un peu de tensions avec l’équipe technique. Je ne les ai pas ménagés et pour ne rien arranger, j’ai la réputation d’être un peu borderline. Je suis sans cesse sur le qui-vive et dans l’urgence créativement parlant, pour que ça fonctionne. Je ne m’installe pas dans une scène, j’essaye toujours de la faire imploser de l’intérieur. Je ne conçois par l’étape du tournage sans une part de danger et de confusion, autrement on s’ennuie. Charlotte a compris assez vite que j’avais besoin de ça pour être bien.

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Peux-tu revenir sur la genèse de « Géronimo » ? D’où est venue l’inspiration ?

Après « Les Ficelles », je ne savais pas trop si je voulais continuer. J’avais quelques idées mais rien de concret. Lors d’une soirée, Yann Gonzalez m’a présenté Stephane Aicardi qui ne travaille pas du tout dans le cinéma. Il m’a parlé d’un scénario qu’il avait écrit à partir des codes du western dont il ne semblait pas vouloir faire quelque chose. J[a]’ai eu une drôle d’intuition, je lui ai demandé de m’envoyer son script le lendemain. J’ai adoré le scénario. Son histoire de trentenaires branchés qui colonisent un espace est devenue un carburant très fort !

Ce qui est drôle, c’est que juste avant de lire le scénario j’avais découvert « Sur la piste des Mohawks » de Ford, film que je ne porte pas particulièrement dans mon coeur. Il y a des choses superbes, notamment les couleurs ou ce monologue complètement fou de Henry Fonda qui parle de l’horreur de la guerre, de retour d’une bataille. Cependant, au cinéma, je ne supporte pas de voir une minorité filmée sans cesse comme une bête curieuse barbare, symbolisant une irruption cauchemardesque. Je préfère nettement un autre western de Ford, « Les Cheyennes », où il a enfin l’air de ressentir dans sa chair l’agonie et la fatalité du destin des indiens. La compassion dépasse le constat.

J’adore Ford, mais même dans « La charge héroïque », quand l’Indien fait la paix, c’est d’abord une acceptation de la suprématie blanche. La paix, ça ne te sert pas à grand chose si tu continues à vivre comme un paria dans 4 mètres carrés et que tes voisins ont deux fois plus de droits que toi. Envisager la mise en scène par le prisme du western pour « Géronimo » était donc très stimulant. Bien sûr, il a fallu que Stéphane accepte que j’adapte son scénario sans en dénaturer trop le sens vu que j’avais envie de rajouter et d’enlever plein de choses. De toute façon, il savait pertinemment que ce travail de réécriture allait surtout prendre forme sur le tournage.

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On sent une profonde liberté, une envie d’expérimenter dans chacun de tes films. Il n’y a aucune grammaire préétablie, tu uses aussi bien de la caméra portée que du plan fixe ou encore de la caméra subjective sans que ça fasse « catalogue de procédés ». On a l’impression que chaque scène, chaque plan peut rentrer en collision avec le suivant et nous forcer à repositionner notre regard, à creuser plus loin. Comment envisages-tu la mise en scène ? 

Je ne sais pas trop ce qu’est la mise en scène et je crois que je ne le saurai jamais. La liberté et la recherche, tu la sens peut-être parce que je n’ai ni grammaire ni barrières. Combien de fois ai-je entendu : « Non, ça ne se fait pas » quand j’étais gamin ? À chaque fois, je réponds : « C’est bien pour ça qu’on va le faire : parce que ça ne se fait pas ». Je marche à l’intuition, lorsque j’ai une idée, je fonce sans me soucier de savoir si cela se fait ou pas. Je sais juste que ça m’amuse donc je le fais. Je ne me pose pas plus de questions, mais j’aime bien me dire qu’on creuse ensemble. Peut-être qu’un plan sera nul mais au moins j’aurais été au bout d’une idée.

Je n’ai pas envie de me protéger du cinéma par le cinéma, c’est-à-dire me protéger par la grammaire rassurante du cinéma… Ca m’ennuie. Tu parles de collision, c’est peut-être aussi parce que je marche à l’ellipse et que pour moi, le montage doit enrichir et bousculer la narration. Un raccord, c’est quelque chose de sensible, et ce n’est pas paradoxal. Un raccord ne doit pas être anodin. J’aime l’utilisation de l’ellipse lorsqu’on à l’impression que le personnage vous cache quelque chose, même un détail infime. Il y a toujours ce trouble que j’aime en tant que spectateur.

J’ai de la chance car mon monteur, William Laboury, est aussi dans cet esprit-là. Par contre, je déteste ce procédé quand ça devient une astuce de feignant pour doper la narration ou pour créer une vague idée de morcellement. Dans beaucoup de films, l’ellipse est un tic de scénario : on trouve qu’une scène est inutile et finalement on ne la montre pas, mais on à envie que le spectateur la devine tout de même ! Pourquoi pas, mais je ne trouve pas ça très stimulant. On oublie souvent que l’ellipse n’est pas une parenthèse, que c’est quelque chose de très concret : c’est du temps. Il s’est passé quelque chose d’important ou pas, on le sait, on sait ce que c’est ou pas, mais ça doit permette au public de se reprojetter dans le film.

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« Les Ficelles » et « Pan » étaient des huis-clos, tournés en grande partie dans des intérieurs d’appartements. L’action de « Géronimo » se déroule au grand air, dans un petit village de la vallée d’Aspe. C’était une envie forte de sortir de la grande ville, d’aller respirer ailleurs ?

Oui, un peu. Je passe mon temps à critiquer les films tournés dans des appartements et voilà que j’en ai fais deux (rires). Avec « Les Ficelles » et « Pan », j’avais essayé de casser ça et de faire vibrer un peu les cloisons. J’en avais assez de ne voir que des films en appartements, mais sans colère. On est enfermé entre 4 murs, ce qui est tout de même asphyxiant, et pourtant, dans le cinéma français, ça semble normal. Sinon, on joue sur le côté glauque et la solitude n’a plus rien de romantique et devient banal. Au moins, il y avait un élan chez Baudelaire. Les gens veulent être de plus en plus seuls. L’ironie, c’est que tu as l’impression qu’après ce désir accompli, ils n’arrivent plus à se supporter eux-mêmes. C’est ce qui me fatigue un peu dans le cinéma français, c’est de ne pas avoir l’ambition de toucher quelque chose d’universel, de toujours penser que se couper du monde, c’est le summum de la liberté.

Stéphane me disait que tout ça était très bizarre : d’un côté on est poussé vers de plus en plus d’individualisme, et de l’autre on évolue dans une société très grégaire. On éprouve toujours ce besoin d’être attaché à un groupe pour exister. [e]C’est un peu le sujet de « Geronimo » : comment échapper au groupe ? J’aimais bien le fait que le personnage de Geronimo soit une sorte de lumière. Face à ce groupe dont les membres sont dans une espèce de vide émotionnel, incapables de ressentir quoi que ce soit, Geronimo est bien présent. Mon Géronimo, c’est un peu le Terence Stamp de « Theorème » qui aurait découvert « Glee » !

Je voulais également prendre le temps en amont de découvrir ce village qui allait devenir mon décor pour ne pas débarquer avec mes gros sabots de réalisateur. Quand on arrive avec une grosse équipe dans un village de 500 habitants, ça fait forcément un peu « invasion ». J’avais un peu peur de ça, de ne pas savoir quoi faire de cet espace autour de moi. Je ne devais pas limiter l’ampleur à une frontière. Je voulais que le lieu regarde les personnages, autant que les personnages regardent le lieu. Ce plan avec la montagne qui fume au début du film, n’avait d’intérêt à mes yeux que si on se demande si ces montagnes contemplent, protègent ou menacent.

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Dans tes films, les personnages giflent, frappent, tombent, se roulent par terre. Le contact passe souvent par des gestes violents qui établissent des rapports de domination et de soumission entre les protagonistes. Comment travailles-tu avec les acteurs ? On imagine facilement que tu ne leur parles pas de psychologie, qu’ils doivent être disposés à aller vers des choses plus concrètes, plus instinctives.

Oui, pas de psychologie, je n’aime pas ça. Je ne parle pas beaucoup aux comédiens sur le plateau, mes indications sont surtout d’ordre gestuel car la composition d’un plan est quelque chose qui m’obsède. Trop peu d’acteurs essayent de créer du faux rythme ou d’aller chercher des moments de bascule, donc j’essaye de faire des choix en rapport avec ça, lorsque je sens quelque chose. Sur ce point, travailler avec Serge Bozon était justement un bonheur. Il invente sans cesse sa petite musique, c’était très stimulant pour moi. Et puis, j’avoue que j’adore quand ça joue un peu mal ou que l’on sent une fausse note.

J’ai aussi fait « Pan » car j’avais envie de trucs débridés. Je me suis toujours demandé ce que ça donnerait si Bergman avait tenté de nous faire rire. Pour moi, le rire peut jaillir du mutisme. Dans « Geronimo », il y a évidemment cette notion d’affrontement des corps qui se frôlent et pèsent comme dans « Les Ficelles ». Chez moi, dès qu’un personnage a l’air d’aller mieux, je ne peux pas m’empêcher de gâcher ce moment. J’imagine que cela tient aussi à la forme de mes films. C’est ma façon d’aimer les gens que je filme, c’est presque vital pour moi de traquer la douceur ou une promesse d’amour et d’envoyer ensuite valdinguer tout ça.

Quels sont tes projets pour la suite ?

J’ai quelques idées, mais j’attends vraiment d’avoir une idée fixe pour foncer. Tout ce que je sais, c’est que dans mon prochain film, je veux Isidora Simijonovic et plein de R’n’B. Je ne vais pas aller bien loin avec ça… J’avoue aussi que je m’interroge pour savoir si je vais continuer. Je ne sens pas vraiment de soutien pour les « films de recherche ». L’expression peut paraître un peu prétentieuse, mais après tout pourquoi pas. J’aime les gens qui cherchent. Après, que l’on trouve la solution, ce n’est pas très important. Quand je vois les courts métrages qui ont les faveurs des commissions et des festivals, je suis tout de même sceptique. Je ne vois pas de volonté de créer de l’utopie, on s’ennuie. J’ai l’impression de ne voir que des films de bons élèves, avec des virgules et des points à la ligne. Moi, j’aime trop raturer, faire des fautes et salir ma feuille.

Propos recueillis par Marc-Antoine Vaugeois

Article associé : Côté Court 2014, morceaux choisis

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3 thoughts on “Frédéric Bayer-Azem : « Je ne conçois pas l’étape du tournage sans une part de danger et de confusion, autrement on s’ennuie »”

  1. Vois du côté de ce qui apparaît en trop et ne compte pour rien, jusqu’à faire éclat d’une retenue couleur-de-lumière. Fais de cet appel principe d’un nouveau partage du sensible.
    Ce propos relève de l’épreuve, jamais assuré de son effet, de ce qu’il en est de voir du côté de l’art. A contre-courant de ce qui, sous le label contemporain, se dispose au toilettage des chiens…

  2. Bonjour
    Je suis Lam Lê, cinéaste de « Poussière d’empire », « Rencontre des nuages et du dragon », « Cong Binh la longue nuit indochinoise ».* etc.. J’ai vu récemment « Les ficelles » de FBA à l’occasion d’Ici Vietnam Festival (9-10 juin 2018) et j’ai adoré son écriture filmique. J’aimerais bien rencontrer le cinéaste. Pouvez vous lui communiquer mon adresse mail:, svp?
    Merci. Cordialement
    Lam Lê

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