Cette année, le festival d’Annecy a réaffirmé sa relation privilégiée avec l’expérimentation et a proposé pour la deuxième année consécutive un corpus de 12 films labélisé « Off Limits », avec cette fois-ci un prix à la clef. Cette sélection a joué les sentinelles et est allé chercher aux frontières de l’animation et de l’expérimentation des films qui ne caressaient pas le spectateur dans le sens du poil.
La séance débute par un film chinois en 3D « Magician Party and Dead Crow » (Moshushi dang yu si wuya) qui nous donne à voir quelques représentants d’un ancien monde peuplé de divinités étranges et inquiétantes. Le réalisateur Sun Xun court-circuite dès les premiers instants le cours du récit en s’invitant avec ses animateurs devant la caméra, nous montrant ainsi l’envers du décor et la mise en place de l’animation. Les rôles sont inversés : les dieux se retrouvent articulés devant nos yeux par de simples mortels. Malgré cette rupture brutale dans le dispositif, l’aura qui entoure ces êtres de légende continue à exercer une certaine fascination.
Le film suivant, « Virtuos Virtuell » est tout aussi fascinant. Réalisé à partir de tâches d’encres animées et accompagné par une musique d’orchestre, ce court-métrage allemand opère un savant mélange entre formes abstraites et figuratives associées avec justesse à une musique qui donne à la fois le rythme et la direction. Interactions, confrontations et poursuites : l’encre court sur la page blanche et semble agir comme une sorte de catalyseur d’émotions naviguant entre joie, colère et curiosité. Un véritable poème animé.
On sort de la quiétude de ce petit monde pour entrer dans la violence et le bruit de « Picture Particules ». Ici aussi, on s’adresse directement à nos sens mais cette fois-ci pour mieux les mettre à l’épreuve. Après « Hex Suffice Cache Ten » il y a deux ans, l’Allemand Thorsten Fleisch continue à explorer les zones tumultueuses de notre perception et passe un cran au dessus dans la radicalité, en nous offrant une sorte de magma d’images colorées et fulminantes accompagné de sons plutôt agressifs. Si l’on est attentif, on peut reconnaître quelques formes familières entre deux photogrammes. Selon le réalisateur, l’incursion de ces quelques images à des moments bien précis vise à capturer l’instant où l’oeil aperçoit dans son champ de vision ces particules en mouvement.
S’ensuit une petite promenade en plein air sur les marches de la butte Montmartre où l’on peut voir François Vogel déclamer avec un sympathique accent français un poème de Henri Michaux « Marchant Grenu » (ou plutôt Walking Grenu) dans la langue de Yeats. Le réalisateur de « Cuisine », « Stretching » et de « Terrains Glissant » poursuit ses expérimentations à base d’effets kaléidoscopiques et d’objectifs « fish eye », magnifiant le monde qui l’entoure de ses circonvolutions filmiques.
Réalisé par un ancien élève de l’école du Fresnoy (promotion Chris Marker), le film « Gli immacolati » de Ronny Trocker nous plonge dans un tout autre univers. Déjà présenté en sélection nationale au festival de Clermont Ferrand cette année, ce film explore à sa manière un lieu désaffecté et occupé par plusieurs familles rom. Le réalisateur prend le parti de déconstruire les a priori qui peuvent exister vis-à-vis de ce lieu et de ses occupants. La voix-off poursuit le même but : mettre à plat le processus qui a conduit un groupe de personnes d’un quartier à s’en prendre aux habitants de ce lieu. Avec des cadres épurés et une animation en 3D pleine de sobriété et d’inventivité, le réalisateur plante un décor et créé une ambiance qui lui permet de parler de façon inattendue d’un sujet qui demeure d’actualité depuis plus d’un siècle : le sort réservé par les Européens aux peuples itinérants.
On change complétement d’horizon avec « Theresia » qui nous propose une ballade improvisée conduite par Thomas Steiner. Le réalisateur autrichien n’en est pas à son coup d’essai : il réalise depuis 1986 des films expérimentaux où il travaille à la fois la peinture et la pellicule. Ici, il combine instinctivement ces différentes techniques les faisant évoluer dans l’espace, débordant du cadre et prenant de vitesse nos rétines. Le minimalisme des formes et la répétition des sons nous amène spontanément devant les portes de l’abstraction. Libre à nous de les entrebâiller.
Les portes refermées, l’esprit encore vagabond, les abstractions colorées se changent alors en « Corps Etrangers », titre du nouveau film de Nicolas Brault après notamment « Le Cirque » et « Hungu ». Il a reçu pour ce nouveau film le prix prix « Off-Limits ». Réalisé à partir de radios ou d’IRM de parties du corps humain, le réalisateur transforme ces « corps transparents » que l’on peut voir dans l’imagerie médicale moderne pour les amener assez naturellement à se mouvoir dans un espace obscur et indéterminé, à tel point que l’on en vient presque à oublier la provenance de ces images et découvrir chez certaines d’entre elles des parentés avec des méduses ou d’autres animaux marins qui hantent le fond des mers. Ce film a reçu le prix du film « Off-Limits ».
La séance se poursuit avec le nouveau film de Theodore Ushev, « 3e page après le soleil » dont la carrière a débuté dans le cadre d’une installation à la Cinémathèque québécoise et se poursuit maintenant en festival. Après « Gloria Victoria », « Drux Flux » ou encore « Les Journaux de Lipsett », Theodore Ushev prend une nouvelle direction et livre ici un film âpre et brut fait de matières et de couleurs où le support utilisé – le papier – est le thème central du film. Entre dématérialisation, rareté et recyclage, l’utilisation de ce matériau a beaucoup évolué ces dernières décennies. Partant du postulat que le livre est une espèce en voie de disparition et que son usage va bientôt tomber en désuétude, Theodore Ushev s’est demandé ce que nous allions faire des livres et il en a fait un film. S’inspirant du palimpseste (autrement dit de parchemins déjà annotés dont on a gratté les inscriptions pour y écrire à nouveau), il transforme un programme de festival en œuvre d’art.
Le film suivant, « Box » réalisé par l’Américain Tarik Abel-Gawad, aurait pu lui aussi être montré lors d’une exposition d’art. Il s’agit d’une performance en cinq étapes filmée en vrai-faux plan-séquence où a été intégrée avec ingéniosité une multitude de formes en 3D créées par ordinateur. L’alliance de ces techniques permet de produire en temps réel de véritables illusions d’optique qui trompent à chaque seconde l’œil qui les regarde. Oubliant vite le procédé, on est comme hypnotisé par ces structures qui se font et se défont sous nos yeux. Comme l’indique la célèbre citation de Arthur C Clarke qui clôt le film, « toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie ».
Les figures de « Portrait », dernier film en date de l’Italien Donato Sansone (aka Milkyeyes), n’ont rien de magique. Pourtant, elles recèlent en elles une inquiétante étrangeté qui les rend curieusement attirantes. Issues vraisemblablement d’une rencontre improbable entre les toiles de Francis Bacon et les Crados de Art Spiegelman et Mark Newgarden, ces gueules grimaçantes envahissent l’écran exhibant leurs visages grotesques et faussement statiques. S’ajoute à cela une ambiance sonore qui distille sans fioritures une certaine angoisse tandis que ces têtes flottent dans l’image comme dans une vision cauchemardesque. Après « Topo Glassato Al Cioccolato », Donato Sansone confirme son talent pour créer des atmosphères marquées par la peur et la monstruosité, et nous donne à voir ici une galerie de personnages tous les plus inquiétants les uns que les autres.
A l’origine, le film « E in Motion 2 » de Sumito Sakakibara était présenté dans un musée sur un écran à 360° sans qu’il n’y ait ni début ni fin. Dans la version présentée cette année au festival d’Annecy, la boucle a été remplacée par un mouvement latéral qui suit les pérégrinations des personnages. Le réalisateur japonais mélange mémoires personnelles et réinterprétations de tableaux de maîtres, mettant en avant le caractère cyclique de ces scénettes. Dès les premiers instants, cette splendide fresque impose son rythme au spectateur, le ramenant au présent et l’invitant à visiter un univers foisonnant, un peu comme si les tableaux de Pieter Brueghel et de Jérôme Bosch avaient été détournés par Banksy. Une véritable œuvre-monde.
Cette séance s’achève sur le nouveau clip d’Ugly Max Beer, « Invasion » réalisé par les français Hugo Ramirez et Olivier Patté (qui sont aussi les co-fondateurs de Moustache Studio, producteur du film). « Invasion » offre en quatre minutes un condensé de scènes archétypales du cinéma d’horreur. L’intérêt principal du film réside dans l’équilibre habile qui a pu être trouvé entre le sujet, la musique et la technique utilisée, un mélange de rotoscopie et d’aquarelles magnifiées par une musique dense et percutante.
Avec sa sélection « Off Limits » pour spectateur averti, le festival d’Annecy se dote d’un véritable laboratoire de curiosité où les films dialoguent en liberté. On souhaite de tout cœur une longue vie à ce programme.
Julien Beaunay