Meryll Hardt est née en 1984 dans l’Est de la France et finit bientôt ses études au Fresnoy. Contrairement à beaucoup d’auteurs de sa génération, elle veut prendre le temps d’explorer et de se poser pour mieux créer. C’est ce qu’on ressent lorsqu’on découvre son court-métrage « Une vie radieuse », sélectionné à la Cinéfondation : un voyage et une réflexion à travers plusieurs disciplines artistiques, au fil de plusieurs époques. Rencontre avec la réalisatrice sur la terrasse du Palais du Festival, un jour de grand vent.
D’où est venue l’idée d’ « Une vie radieuse » ?
En 2011, lorsque j’étais à l’École de Recherche Graphique (ERG) de Bruxelles, j’ai réalisé mon mémoire de fin d’études sous forme d’un essai documentaire sur l’artiste Bas Jan Ader. Pour se faire, j’ai été amenée à lire Les Écrits français de Piet Mondrian. Je cherchais à mettre en image un chapitre abordant l’Habitat, la rue, la Cité, et plus particulièrement la notion de Nouvel Eden défini par Mondrian comme un éden moderne. Je suis alors tombée sur une photo de la Cité Radieuse de Marseille, un peu cachée par le feuillage d’un arbre.
La Cité Radieuse m’a intéressée parce qu’elle incarnait un acte architectural visant à inclure des masses dans un certain idéal moderniste. Contrairement à la maison Schröder de Gerrit Rietveld (ndlr: architecte néerlandais qui a conçu une maison sans murs), la Cité Radieuse est un habitat collectif. Les premiers habitants étaient définis comme des cobayes. J’ai lu le témoignage de la doyenne en ligne sur le site Internet et je me suis dit qu’il fallait faire une fiction à partir de matériaux documentaires.
Peux-tu nous parler de la construction du film ? Tu y mélanges différentes disciplines artistiques : film d’architecture, film de danse, film documentaire, fiction, film expérimental, …
Je n’avais pas en tête un film d’architecture ni de danse en écrivant mon projet, mais je pensais plus volontiers à Jacques Tati, à Buster Keaton et à la comédie musicale en général. Au niveau de la construction du film, j’ai écrit le scénario suite à une grosse recherche documentaire sur Le Corbusier, sur sa vie, son œuvre, ses collaborateurs. C’était nécessaire avec un tel sujet. Une photo de Charlotte Perriand de la chaise LC4 (ndlr : chaise lounge designée par Le Corbusier) m’a également inspiré la scène finale. Puis, j’ai visité fréquemment la Fondation Le Corbusier à Paris, je suis allée voir son appartement rue Nungesser et Coli (Paris) et la Cité Radieuse de Briey-en-Forêt. C’est seulement à la fin de mes recherches que je suis allée à Marseille. J’ai passé deux jours sur place en exploration. J’ai dormi à l’hôtel, dans une petite chambre en couloir avec toilettes sur le palier, la cellule typique du Corbusier, un genre de cellule de moine à 70 euros la nuit !
En tant que touriste, j’ai filmé, photographié le lieu et moi-même dans cet espace, en imprimant mon corps dans celui-ci, testant des scènes au travers d’improvisations. J’ai rencontré des habitants, visité des appartements. À l’issue de ce voyage, j’ai monté une vidéo d’une trentaine de minutes, un genre de « reportage repérage » qui projetait mes intentions pour créer ensuite la fiction.
Si on observe ton travail, on remarque que tu utilises assez souvent les images d’archives. Quelle est ta perception de l’art contemporain? Le vois-tu comme une revisitation du passé ?
Étudier au Fresnoy a été l’occasion d’explorer des écritures parallèles à celles de la fiction traditionnelle, de tenter d’innover, de faire un nouveau cinéma. En réalité, je ne conçois pas le retour dans le passé comme une fin en soit mais plutôt comme un moyen de construire l’avenir. C’est un peu comme une machine à voyager dans le temps que l’on emprunterait afin de tenter de changer le cours des événements. Mon utilisation d’images d’archives vient d’un désir de mettre en avant des objets existants dont on n’a pas suffisamment parlé et que l’on regarde toujours de la même manière.
Pourquoi avoir décidé d’occuper la majorité des postes sur ce film ? Pour mieux maîtriser le résultat final, pour compléter une démarche artistique ou pour des raisons de temps et de finances ?
Si j’avais plus délégué, il n’aurait plus été question d’un tournage à Marseille, mais à Briey-en-Forêt ou dans une autre Cité Radieuse plus proche, plus facile d’accès. Mais c’était nécessaire que ce soit là-bas puisque c’était la première cité de ce genre à avoir été construite : le « paquebot flottant sur l’après-guerre ». Par conséquent, j’ai fait ce que je savais faire et ce que je ne maitrisais vraiment pas, je l’ai délégué tout naturellement.
Nous avons tourné en effectif documentaire quelque chose qui était du domaine de la fiction, avec une variété de lieux, de formes de mises en scène et de techniques. L’incrustation dans des photographies est venue suite à une impossibilité pour nous, de tourner dans les parties communes.
Pour la musique, j’avais demandé à un ami compositeur Felix Kubin et à son frère Max Knoth, de m’aider mais faute de temps et d’argent, cela n’a malheureusement pas été possible. Par conséquent, j’ai réalisé la bande son, je me suis débrouillée pour faire ce que j’avais en tête avec mes propres bases.
J’ai l’habitude de travailler seule mais j’aurais tout de même aimé déléguer un peu plus, ne serait-ce qu’avoir un assistant-réalisateur sur qui me reposer de temps en temps. Dans l’équipe, on a tous été polyvalents et au final, et il y a eu beaucoup d’improvisations.
En voyant « Seule », l’un de tes premiers travaux, puis « Une vie radieuse », tu proposes un message assez fort sur la condition de la femme et la société individualiste. Considères-tu que tu fais des films artistiques avec un message engagé ?
« Seule » et « Une vie radieuse » abordent en effet tous les deux le sujet de la solitude féminine. Dans le premier qui est un petit essai vidéo, c’est vraiment le sujet du film. J’ai tourné dans une grande maison complètement vidée et désertée sans raison. Dans le deuxième, au contraire, on sait pourquoi la maison est telle quelle et la solitude s’installe comme la conséquence d’un programme qui ne fonctionne pas. On ignore comment cette femme s’appelle d’ailleurs, contrairement à son mari. Elle est seule parce que coupée de son mari et d’elle-même. Il faut savoir que, dans son projet architectural, Le Corbusier disait qu’il voulait faire en sorte que la mère puisse se délester de ses enfants et le mari de sa femme. C’est malheureux mais il ne parle pas de l’envie de la femme de se délester de son mari.
On sous-entend toujours qu’une femme seule, ce n’est pas normal. Si elle n’est pas avec son mari, c’est qu’elle est avec ses enfants ou bien qu’elle tricote, qu’elle s’occupe ou qu’elle voit des amies, des voisines, qu’elle va au marché. Mais quand elle erre sur le toit-terrasse, sans but, seule, ça paraît alors bizarre. Pourtant pour beaucoup de ces femmes, c’était le seul endroit où échouer puisqu’on ne pouvait pas aller au-delà. Ce que j’ai mis dans ce film s’inspire d’histoires vraies, du vécu des doyennes de la Cité Radieuse dont certaines ont fondé la vie associative de l’édifice. Le rapport de la femme à l’espace fait partie de mes questionnements.
Peux-tu nous donner ton point de vue sur l’œuvre du Corbusier ?
Je pense que Le Corbusier avait un rapport à l’ordre ambigu. Il pouvait être assez contradictoire entre son œuvre artistique et ses plans d’architecture. Il dessinait par exemple souvent des courbes tandis que ses édifices faisaient l’éloge de la ligne droite. Idem pour ses photographies et films personnels, et ce qu’il fait réaliser pour mettre en image son architecture. Il y a un écart entre Le Corbusier tentant de créer librement, et Le Corbusier décidant, planifiant, construisant un idéal qu’il s’est imposé et va proposer à autrui de manière radicale.
À ce propos, peux-tu nous parler de l’importance de l’architecture dans ton travail ? Est-ce un moyen de construire tes films, un rapport entre le corps, l’espace et l’art ?
À la différence du cinéma, l’architecture implique un passage à l’acte durable dans l’espace public. Le Corbusier avait besoin de faire exister son architecture en images. Ces images sont révélatrices de l’importance d’un idéal architectural. Elles questionnent la place de celui qui regarde. On se demande où va aller le corps, qui va être le modèle et si ce sera habitable au-delà du temps de pose de la photographie. Le corps décide, il quitte ou demeure dans l’architecture, il peut la détruire ou mieux, la réaménager.
De manière générale, quelle est ta démarche artistique ? Vers quoi souhaites-tu aller ensuite ?
Mon but a toujours été de faire du cinéma ou quelque chose qui aille au-delà du cinéma. Godard est passé au Fresnoy, il nous a dit : « Le cinéma, maintenant, c’est fini, il faut passer à autre chose ». Il n’a pas tout à fait tort, mais je reste persuadé que le cinéma n’est pas mort. Je suis certes passée par une école d’art, l’École de Recherche Graphique de Bruxelles, mais c’était pour enrichir mon cinéma et ne pas faire un cinéma trop classique, en tout cas, un cinéma qui n’abandonne pas la recherche plastique et narrative au profit du sujet. Aujourd’hui, mon but est d’écrire et de réaliser un long-métrage. Cette année, je n’ai pas fait de deuxième court au Fresnoy. Après ce film-ci, j’ai eu besoin de prendre le temps de regarder l’œuvre avant d’enchaîner la suivante. Il faut laisser le temps à celle-ci d’exister pour qu’une prochaine arrive en bonne santé. On vit à une époque où le temps de sortie en salle des films diminue alors il faut brûler la chandelle doucement.
Quelle sensation te procure ta sélection à Cannes, à la Cinéfondation ?
C’est un honneur ! Je ne m’y attendais pas du tout. C’est une grande sensation d’aboutissement qui donne envie de revenir.
Propos recueillis par Camille Monin
Article associé : la présence des écoles françaises à la Cinéfondation 2014
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Pour information, « Une vie radieuse » sera projeté à la Cinémathèque française, dans le cycle « Cinéma de poche », le vendredi 30 Mai 2014, à 18h30, à l’occasion de la reprise de la sélection de la Cinéfondation 2014