Grand Prix Labo en 2010 avec son film « Petite Anatomie de l’Image », Olivier Smolders était de retour cette année au Festival de Clermont, en Labo, avec un film enquête fascinant, « La Part de l’Ombre ». Découvrez à travers cette nouvelle œuvre un auteur passionnant et radical, soucieux d’explorer notamment les problématiques liées à la représentation de l’image au cinéma et dans la photographie.
« La Part de l’Ombre », votre nouvelle œuvre, utilise la forme du documentaire d’archives et de l’enquête avec reconstitution pour raconter l’histoire mystérieuse et tragique d’un photographe hongrois, Oskar Benedek, tout en distillant un doute, pendant toute la durée du film, quant à la véracité de ce récit. Comment vous est venue l’idée d’un tel portrait « imaginaire » ?
Le film est né de deux désirs : celui de porter à l’écran des images que j’aime beaucoup, celles de Jean-François Spricigo, et par ailleurs celui de travailler à partir d’une ébauche de nouvelle que m’avait proposée Thierry Horguelin : l’histoire d’un photographe qui efface le monde en le photographiant. Oskar Benedek naît du croisement de ces deux éléments, l’un visuel, l’autre narratif.
Comment s’est passé le travail d’écriture avec Thierry Horguelin, notamment sur la structure formelle du récit ? Était-ce un défi de réaliser un tel film, avec tout le travail de contextualisation du réel à créer ?
Le pari de départ – non tenu – était de faire un film entièrement de photographies, à la manière de « La Jetée ». Puis est venue l’idée d’un récit en forme de sous-dossiers contenant des archives qui se complèteraient et se contrediraient les unes les autres, de façon à former un récit à la fois clair et complexe. La reconstitution historique faisait partie du jeu, même si la volonté de créer un leurre ne nous est jamais apparue comme une fin en soi. C’est seulement un dispositif pour mettre le spectateur dans une certaine disposition d’esprit. Finalement, la question de savoir si Benedek a vraiment existé importe assez peu. Au cinéma, tout est fiction. Si je fais un film sur Rimbaud, je crée un personnage qui s’appelle Rimbaud, un personnage qui n’a sans doute qu’un lien très éloigné avec le Rimbaud historique.
La frontière entre réalité et fantasme est très fine dans ce film et vous faites preuve d’une grande virtuosité pour brouiller les pistes. Comment avez-vous procédé pour ancrer cette histoire dans un réalisme historique aussi précis et détaillé ?
À partir du moment où le contexte fait croire qu’une image ou un récit correspond à la réalité, le spectateur s’arrange le plus souvent pour occulter les éléments incohérents ou extravagants. Les faussaires ont de tous temps compris que l’accumulation de détails joue comme autant de preuves d’authenticité. Sans compter que le réel lui-même est souvent incroyable. Dans « La part de l’ombre », les éléments les moins crédibles sont les plus vrais, notamment le rôle joué par ce médecin autrichien dans une clinique à Vienne pendant la guerre. Mais, une fois encore, cette question du référent, de l’authenticité, est assez secondaire. Si le film met en péril l’image en tant que pièce à conviction pour saisir le réel, c’est surtout pour interroger la question de l’art lui-même, de l’usage qu’on peut en faire, de sa violence légitime ou coupable, de l’effrayante liberté qui est la condition même de son existence.
Pouvez-vous nous parler de votre collaboration artistique avec Jean-François Spricigo ? Comment avez-vous fonctionné ensemble pour donner vie aux photos du fameux photographe hongrois ?
Nous nous connaissons depuis longtemps et avions envie de travailler sur un projet de film de photographies. Une partie des images préexistaient au film. La plupart d’entre elles ont été faites en suivant le scénario, exactement comme si c’étaient des plans d’un film, en redoublant parfois la prise de vue avec du super 8. Il fallait donc à la fois réaliser un travail de réécriture de différents moments de l’histoire de la photographie et, par ailleurs, que Jean-François poursuive son travail de création originale, en y intégrant parfois des motifs qui ne lui étaient pas nécessairement familiers. Nous avons des univers très différents l’un de l’autre mais en même temps des goûts, des partis pris artistiques et des frayeurs communs. Pendant ce tournage, j’ai été impressionné par la façon dont il travaillait, allant toujours à l’essentiel, ne multipliant pas les prises de vue, maîtrisant parfaitement le support argentique dont il ne se départit pas.
En regardant « La Part de l’Ombre », on pense à plusieurs de vos œuvres précédentes, notamment « Pensées et visions d’une tête coupée », qui était le portrait imaginaire d’un peintre, mais aussi « Seuls », à cause des terribles images d’enfants opérés. Plusieurs obsessions personnelles (représentation de la mort, réflexion sur la beauté, …) se retrouvent également dans le film. Pouvez-vous nous en dire plus sur les obsessions et réflexions qui baignent vos œuvres et spécialement celle-là ?
C’est une idée reçue qui a sa part de vérité : au-delà des différences factuelles entre chaque œuvre, un écrivain écrit toujours le même livre, un peintre reprend toujours le même tableau, un réalisateur fait toujours le même film. Ce n’est en soi pas très étonnant car le travail de création consiste souvent à approcher par cercles concentriques un objet obscur, propre à chaque auteur, le plus souvent impossible à définir avec des mots. Cet objet inatteignable semble tourner sur lui-même et renvoyer de film en film ou de livre en livre, des éclats différents de lumière. Tenter de l’approcher, c’est une manière de se poser des questions sur ce que nous sommes et ce qu’est le monde qui nous entoure. Si chacun mobilise dans son travail un vocabulaire personnel, un ensemble de motifs repérables, c’est moins par obsession que par tentative de restreindre le champ d’investigation. Que les uns travaillent plutôt le motif des fleurs et les autres les cadavres ne change au bout du compte pas grand chose. Il y a des fleurs mortifères et des cadavres charmants.
Une thématique importante transparaît au détour de quelques phrases du journal intime de Benedek comme « Je photographie pour effacer, détruire » ou encore « La photographie tue ». De plus, le photographe se prend lui-même pour modèle vers la fin du film et se sent disparaître petit à petit. L’accroche du titre l’évoque aussi : « Film en voie de disparition ». Pouvez-vous nous en dire plus cette idée de disparition grâce à/à travers l’art ?
On a beaucoup répété cette idée que la photographie sert à embaumer le temps, à garder le souvenir et donc à redonner un peu de vie au passé. Cet usage consolatoire, déniant la mort tout en la confirmant, peut être contesté : la photographie est aussi bien un acte de vie, de relation entre les personnes, de création du monde nouveau, inattendu, qui ne préexisterait nulle part. Dans les deux cas, mélancolique ou optimiste, la photographie est une arme qui nous protègerait de la dureté du réel. Et s’il en était autrement ? Et si l’image était au contraire destructrice du passé comme du présent, mangeuse d’imaginaire, de relation, de vie ? Parce qu’elle ment, parce qu’elle réduit le réel, parce qu’elle fige absurdement les choses. La question mérite d’être posée, en ces temps ou des millions d’écrans dans le monde vomissent en permanence des milliards d’images. L’image fascine et, à ce titre, il conviendrait de se méfier d’elle. Dans « fasciner », il y a presque « fascisme ». Cette étymologie fantaisiste raconte quelque chose.
Sur ce film, vous avez travaillé avec Benoît Peeters et Bouli Lanners ? Pourquoi avoir fait appel à eux ?
« La part de l’ombre » est un film artisanal, fait soigneusement avec des bouts de ficelle, sur un coin de table, avec les amis qui voulaient bien y mettre leur grain de sel. Cela faisait longtemps que j’avais envie de tirer parti du physique singulier, un peu kafkaïen, de mon ami Benoît Peeters. Et puis est venue l’idée de solliciter, pour le rôle du complice de Benedek, la collaboration de Marcel Moreau qui est un écrivain belge de grand talent, ami de Jean-François Spricigo. Du coup, il fallait trouver une version rajeunie de ce personnage au physique impressionnant. Bouli étant le barbu le plus crédible et le plus sympathique que je connaisse, je lui ai proposé de s’y coller, ce qu’il a fait sans ciller !
La Part de l’Ombre nous a beaucoup fait penser à ce que faisait Jean-Teddy Filippe, avec sa série des Documents Interdits. Est-ce que cela a été une source d’inspiration pour vous ou avez-vous eu d’autres références ?
Oui, ses « documents interdits » font référence en la matière. « Opération Lune » de William Karel m’a aussi inspiré. Et après avoir revu dernièrement « Sans soleil » de Marker, j’ai lu la biographie du cameraman soi-disant auteur des lettres lues dans le film, un certain Sandor Krasna, né en 1932 à Kolozswar et ayant étudié le cinéma à … Budapest ! Il est fort possible qu’il y ait croisé la route d’Oskar Benedek. Ces deux-là devaient avoir des choses à se dire…
Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Je termine un film d’une vingtaine de minutes, ayant comme titre « La légende dorée ». Il combine une collection d’histoires extravagantes : assassins célèbres, monstres de foire, pétomanes, cannibales, aventuriers délirants ou anachorètes suicidaires. Bien que tous ces personnages aient vraiment existé, le narrateur du film ne fera pas toujours la part, comme dans l’œuvre de Voragine, entre l’Histoire et l’affabulation. Cette « légende dorée » portera le sous-titre « film sphérique », en hommage à Eisenstein qui rêvait d’un livre ou d’un film qui aurait pu se lire en partant de n’importe quel point pour arriver en n’importe quel autre.
Propos recueillis par Julien Savès
Retrouvez prochainement la critique du film
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