Le Festival International du Film Francophone s’est déroulé du 27 septembre au 4 octobre à Namur. Présenté en compétition internationale, le court-métrage franco-algérien « Les Jours d’avant » de Karim Moussaoui a reçu le prix du Jury et celui de Format Court et fera prochainement l’objet d’un focus. Autres pays à l’honneur cette année : la Roumanie, le Québec, la Belgique, la France, la Bulgarie, le Maroc, la Suisse… Parmi cette sélection, trois films ont retenu notre attention et mettent en lumière, selon des éclairages différents, une appréhension de l’isolement et de la difficulté à être en lien avec les autres.
La Tête en bas de Maxime Giroux (Québec)
Trois personnages féminins en marge, retranchés dans leurs appartements-cocons, se confrontent à l’extérieur (le masculin) de façon plus ou moins conflictuelle. Leurs existences ne semblent pas reliées mais leurs quotidiens s’entrecroisent, cousus entre eux par le montage.
Ces femmes naviguent entre les hommes (un ex, un voisin, des inconnus), ces derniers apparaissent tour à tour ridicules ou dangereux (l’altérité masculine est vue comme inéluctablement dissociée, et la femme vient la titiller). Elles jouent et se jouent des hommes, de différentes manières : avec un hélicoptère télécommandé qui vient perturber l’attention, avec un récit morbide et cru de l’une d’elles racontant à un inconnu son traumatisme digne d’un fait divers ou encore avec un jeu de colin-maillard réinventé où l’homme est malmené lors d’un rendez-vous anonyme.
Sortir de l’appartement est devenu chose impossible tout comme accepter ce que l’on doit intégrer mais qui nous fait vivre. Ainsi la nourriture dans ce qu’elle a de plus écœurant (de la viande crue malaxée) est refusée puis jetée par la fenêtre. Le corps, réceptacle et émetteur de l’intériorité, s’exprime dans ces plans rapprochés de visages, où les respirations, les souffles, les cris stridents et étouffés deviennent denses et palpables. Ils se mêlent à une musique organique, où le corps semble sourdre dans chaque note. Les sons nouent les plans entre eux, entre les jeunes femmes, on ne sait plus qui souffle, crie…
« La Tête en bas » se construit en miroir et le corps est meurtri dans les dernières scènes qui font écho aux premières. L’arbre d’une des jeunes femmes s’effondre en symétrie et répond à la chute du début. Un jouet, mini-robot électrique volant, dernier vestige infantile d’un ancien compagnon, s’écroule sur la deuxième, et la blesse au visage. La troisième clôture le film la tête à l’envers, recouverte d’une marmite, la tambourinant avec des cuillères. L’enfermement et l’assourdissement du rythme percuté contiennent l’énergie vitale de ses trois solitudes marginales qui semblent n’en faire qu’une seule. Si les corps s’abîment, ils naviguent toujours sur les eaux d’une poésie de l’absurde. Dans le film de Maxime Giroux, le corps est sorti de sa fonctionnalité chez ces femmes en roue libre qui le renversent constamment (au sens propre du terme). On note l’abstraction d’un gros plan sur ces mains formant un duo végétal dans une danse aérienne, ou l’onirisme du funambule marchant dans le vide et sur l’horizon.
Promenade de Mihaela Popescu (Roumanie)
Une histoire basée sur la linéarité du fil d’une promenade : départ, cheminement, arrivée, retour. La force du récit de Mihaela Popescu réside dans sa structure où tout mène à l’accomplissement d’un désir. Telle une progression nécessaire, il ne pourrait en être autrement. Le quotidien s’ancre dans ce tic tac de la pendule qui rythme les plans du début. L’aléatoire se profile lors du cheminement tranquille et sûr de la vieille dame montrée à l’écran : elle croise de jeunes couples ou des enfants, et va à la rencontre d’une ondée fugace qui vient juste à propos. Tous ces éléments semblent n’être là que pour arriver au dénouement : la femme monnaye avec l’épicier du quartier une étreinte qui sera brusque et rapide.
La narration épurée s’impose comme une évidence, une marche simple et solide comme la volonté d’une femme. L’évolution de la lumière accompagne ce parcours. Un intérieur aux couleurs chaudes ouvre le film sur la solitude de la femme ; une lumière bleutée enveloppe la marche au milieu du brouhaha de la ville ; l’atmosphère s’assombrit dans l ‘épicerie pour une proposition tout juste murmurée ; la rue éblouie après la pluie, sur le retour. La caméra suit la femme en gros plan, avec quelque chose de digne et fier sur son visage. Le spectateur peut projeter tant l’amertume que la plénitude, la satisfaction du désir assouvi.
Mihaela Popescu développe dans son film des nervures cinesthésiques : les sons esquissent l’ambiance qui précède une averse, la lourdeur de l’air est perceptible. Tous les sens sont convoqués dans un frissonnement pendant ce rapport presque brutal qui fait quelque peu froid dans le dos. L’odeur de la ville après la pluie nous parvient, et nous amène à voir cette promenade comme une traversée sensorielle et lumineuse, aux ombres bien dessinées.
Pride de Pavel G. Vesnakov (Bulgarie/Allemagne)
Dans son film, Pavel G. Vesnakov raconte une journée particulière pour un homme aux idées conservatrices qui voit la réalité de ses proches faire valser ses lois morales archaïques. La tranquillité de la pêche matinale ne dure qu’un temps. Très vite, Manol est témoin de l’homosexualité de son petit-fils qu’il élève. Une chape de plomb s’abat sur lui.
Le rythme hétérogène du film alterne les instants dilatés d’un isolement apaisé avec ceux condensés des nœuds dramatiques où les enjeux familiaux débordent. Le calme s’oppose aux scènes de conflit, où Manol accroche, éclate, se braque, pour s’écarter à nouveau. Dans une confrontation hostile avec son petit-fils, il hurle, menace. Tout en lui transpire la colère : sa respiration, ses bruits de mastication, ses élans de violence. Les jump cuts sur ses successions d’états soulignent la vacuité de son agitation face au mutisme du jeune homme, à la résistance du silence et du regard.
Lorsque sa fille lui annonce par la suite son divorce, l’incompréhension de Manol est pathétique. Il idéalise un gendre qu’il n’a pas vu depuis longtemps, il ne peut plus saisir ce monde qui l’entoure et qui s’affaisse. Il tient bon, reste droit dans ses valeurs qui n’ont de sens que pour lui. L’incommunication et le fossé intergénérationnel sont complets.
Le spectateur étouffe sous cette torpeur, à travers ces échanges qui n’en sont pas. Comme Manol et les siens, il suffoque dans la maison, dans la voiture dont il faut sortir en cours de route. Les dialogues sont des lignes brisées, des parallèles, rien ne circule. Le générique tombe net comme un couperet, sur le silence qui suit la conclusion : pour la fille comme pour le père, l’important est de garder tout cela caché. Finalement ces deux-là se ressemblent…
Au final, les personnages de ces trois films se cognent aux murs de leurs solitudes et cherchent à tâtons à avancer, tant bien que mal. Avec « Les Jours d’avant », Djaber et Yamina semblent leur répondre dans un diptyque mettant en scène une rencontre impossible au cœur d’une Algérie brassée par la violence. Focus à venir…
Juliette Borel