Disco Drama ou les enfantillages pluriels
Parmi les découvertes précieuses de la huitième édition du Festival Court Devant, figure un film venu d’une contrée dont l’actualité est plus économique qu’artistique : la Grèce. Au-delà des dangereux clichés journalistiques et des approches télévisuelles stigmatisantes, le cinéma affirme la volonté de l’individu face à l’histoire, aux conditions de vie et à lui-même. « Papa, Lénine et Freddy » d’Irène Dragasaki (2011) fait partie de ces courts métrages à assumer cette force déstabilisatrice, habituellement plutôt l’apanage du long métrage. Avec ce titre en forme de liste programmatique, c’est par un détour vers l’enfance, et les rêves qui en font le plus bel âge, qu‘on retrouve la complexe histoire autant que la naïveté mythologique des monts athéniens.
« Papa, Lénine et Freddy » raconte une rencontre imaginaire qui a lieu dans l’esprit fécond d’une fillette d’une dizaine d’années à la fin des années 1980. Trois personnages, dont la réalité rejoint la virtualité, composent le paysage visuel de son enfance et se croisent dans ses rêves. Son père est membre du Parti Communiste; il est appelé à faire un long séjour dans l’U.R.S.S. en déclin. Une statue de Lénine trône sur son bureau et devient rapidement le double figé du père absent, s’éclairant la nuit comme un phare. Freddy, lui, est le personnage d’un film d’horreur très en vogue à l’époque. Dépassant la simple représentation d’une anecdote juvénile, le film devient finalement une rencontre onirique initiale, où réel et virtualité ne font qu’un, peut-être même le moment où les désirs de devenir cinéaste émergent.
Car la sincérité d’une telle démarche ne manque pas de donner l’impression au spectateur que cette expérience a été vécue par la cinéaste-scénariste. Il n’est pas question toutefois de coller à la réalité du fait; ce qui plane dans l’image est la vérité poétique d’un moment. Vérité poétique qui passe également par le son et la musique. En effet, Irène Dragasaki travaille sa bande originale de manière à restituer le climat musical d’une période charnière. La musique « disco » fait partie de la rencontre entre le père, Lénine et Freddy; elle en est même le terrain de liaison, le fil qui révèle le rapport qu’entretient le contexte historique avec l’icône de Lénine (et ses nombreux détournements dans le domaine politique et marketing) mais aussi avec la violence sourde, arbitraire et certaine, du film d’horreur.
Ce lien est particulièrement visible aux confins du film. La séquence finale où Freddy et Lénine séquestrent le père, où le rêve a pris le pas sur toute réalité, révèle finalement le pouvoir de la petite fille sur son propre imaginaire. Elle sauve son père des mains des deux icônes et, du même coup, montre l’actualité d’un nouveau monde: la réalité de l’U.R.S.S. s’évanouit et le film d’horreur semble annoncer une nouvelle donne. Au sein d’une réalité toute capitaliste, le monde n’est plus appréciable dans le présent mais dans une attente, dans un avenir totalement conçu par les multinationales. Le présent devient une prison dorée où l’on ne sait plus quoi faire, contaminé par un horizon d’attente et par une violence sociale à la fois omniprésente et invisible. Un peu comme le suspense du film d’horreur, flottant et tendu vers une boucherie fatale. Même si le film ne porte pas un regard si pessimiste, il nous laisse le dessiner intérieurement.
Un élément surprenant pour finir. Lors de la rédaction de cet article, le correcteur orthographique automatique souligne en rouge deux termes du titre : Lénine et Freddy. Steve Jobs aurait-il un problème avec les films d’horreur et les contradictions qui s’y cachent ? Aurait-il voulu nier les espoirs portés par des hommes politiques, dont l’ampleur de la tâche a progressivement rompu les liens avec la société ? Aurait-il, ainsi, donné aux humanistes le moyen de nier la nécessité de l’engagement en la confondant avec la contingence de l’information ? Non, non, bien sûr. C’est qu’il s’agit de deux noms propres. Tout simplement.
Article associé : la critique du film