Orbites, court métrage de Sarah Seené, vient de remporter le Grand Prix Canadien et le Prix de la Critique internationale FIPRESCI au festival Regard à Saguenay. Le film dévoile une série de conversations entre la réalisatrice et sa protagoniste Marie-Christine Ricignuolo, jeune femme qui a perdu la vue à cause d’un glaucome congénital. Marie-Christine réapprend à voir le monde et toute sa beauté, qu’elle a toujours énormément admirée, grâce aux bouts de ses doigts. Elle utilise désormais un nouveau sens pour absorber les plus belles choses du monde : la nature, les fleurs, le soleil, son enfant, son compagnon. La réalisatrice française, installée au Québec depuis 2016, nous raconte le parcours de création de son nouveau projet.
Format Court : En quoi ton travail de photographe influence-t-il ta manière de faire du cinéma ?
Sarah Seené : Mon langage réside dans l’image. Quand je réalise un film, ce sont les images qui naissent d’abord dans ma tête. J’en visualise précisément les cadrages, les couleurs, les textures. C’est pour cette raison que je me charge de la direction de la photographie et de la caméra. Je ne pourrais pas réaliser un film sans le filmer. C’est ma signature, mon regard. J’envisage mes films comme des photographies en mouvement. D’ailleurs, en tant que spectatrice, ce qui m’attire quand je vais voir un film au cinéma ou en festival, c’est l’image. La plupart du temps, je ne lis pas le synopsis en amont car j’aime me réserver la surprise de son contenu. C’est davantage le visuel ou l’affiche du film qui me pousse à aller le voir.
Le thème de l’anticapacitisme est très présent dans ton travail. Qu’est-ce qui t’a poussé à l’explorer et pourquoi ce sujet t’interpelle-t-il particulièrement ?
SS : Le handicap est un sujet auquel je suis sensible depuis mon enfance. J’ai grandi aux côtés d’une maman en situation de handicap. Je vis moi-même avec plusieurs handicaps invisibles (notamment des acouphènes permanents – auxquels j’ai dédié le court-métrage Le silence a disparu, 2020) et des douleurs chroniques. Je crois fortement que le handicap est très mal connu socialement parce qu’on manque de représentations et surtout de nuances. La plupart du temps, les personnes en situation de handicap sont montrées à travers des prismes et des regards misérabilistes, angéliques ou inspirateurs qui sont problématiques parce qu’ils continuent de perpétuer des stéréotypes. Depuis quelques années, mon travail en photographie et en cinéma se fonde sur des collaborations avec des personnes concernées par le handicap desquelles je brosse le(s) portrait(s) en prenant soin de ne pas les réduire à leur handicap. J’ai à cœur d’apporter de nouvelles représentations lumineuses et poétiques tout en cherchant à faire valser les tabous à propos du handicap.
Avais-tu déjà une relation avec Marie-Christine avant de tourner ce documentaire ? Comment ce rapport a-t-il influencé ton approche ?
SS : J’ai découvert Marie-Christine sur les réseaux sociaux au printemps 2021. J’avais à l’époque envie de réaliser un projet photographique à propos des mères ayant un handicap visuel. Je suis tombée sur son compte Instagram (@mariechristinericignuolo) en faisant mes recherches et j’ai été subjuguée par son naturel et son humour sur les vidéos qu’elle partageait pour parler de la cécité. Je l’ai contactée pour lui parler de mon projet. Elle a immédiatement fait preuve d’un grand enthousiasme et nous nous sommes retrouvées quelques jours après pour aller marcher ensemble au jardin botanique de Montréal. On a toutes les deux senti une grande connexion entre nous, ce fut le début d’une belle amitié. Dans les mois qui ont suivi, j’ai photographié Marie-Christine et son fils Liam. Pour voir ce que ça donnait, je les ai aussi filmé·es en Super-8 noir et blanc. En voyant le résultat sur la pellicule développée, j’ai pris conscience que mon projet à propos des mères aveugles allait se resserrer sur le portrait de Marie-Christine et qu’il allait prendre la forme d’un film. Je sentais qu’une grande profondeur et de belles possibilités créatives pourraient naître à travers un projet cinématographique.
Les images manipulées dans le film ont une esthétique très marquée. De quelles inspirations visuelles es-tu partie et quelle technique as-tu utilisée pour obtenir cet effet si singulier ?
SS : J’ai eu la chance de faire une résidence d’un an au centre d’artistes Main Film à Montréal entre 2022 et 2023. J’ai pu réaliser certaines séquences d’Orbites sur une tireuse optique incluant une caméra Bolex. C’est un dispositif qui permet de réaliser des effets « spéciaux », des manipulations analogiques à partir de footage Super-8 ou 16mm pour le rephotographier sur 16mm. Sur cette tireuse optique, j’ai beaucoup travaillé la technique du bipack qui m’a notamment été enseignée par les cinéastes Alex Larose et Erin Weisgerber. Le principe du bipack consiste à juxtaposer au moins deux pellicules en « sandwich ». Cette superposition analogique offre un résultat différent d’une superposition numérique au montage. Elle permet de créer des sortes de pochoirs dans les zones claires ou foncées en fonction du matériel source s’il est négatif ou positif. J’ai également utilisé de la peinture sur pellicule comme je l’avais fait avec Guillaume Vallée dans mon premier (Il fait gris dans ta tête, tout à coup, 2018) film co-réalisé avec lui.
Selon toi, que rajoute l’usage de la pellicule dans le film Orbites ?
SS : La pellicule fait partie intégrante du projet. D’abord, parce que j’ai très peu tourné : la plupart du temps, je filmais 10 minutes en tout sur une journée. Parfois moins, exceptionnellement plus. L’emploi de la pellicule induit une temporalité très lente et indéniablement une économie très différente du numérique. Chaque image tournée a un coût et comporte un risque de ne pas voir le jour (pour une multitude de raisons techniques) donc elle est très précieuse. Aussi, parce que quand j’ai tourné Orbites, je ne voyais pas l’image sur un écran, je ne pouvais pas vérifier les images qui ont été tournées. Je devais attendre que les pellicules soient développées puis numérisées pour voir les images. Comme je travaille toujours de cette manière, ça fait tout simplement partie de ma pratique. Ce qui a été nouveau avec Orbites, ça a été de travailler avec une tireuse optique après les sessions de tournage, comme je le mentionnais plus haut. Ça a été confrontant car c’est encore plus long et complexe que simplement tourner en pellicule. Cet apprentissage impliquant beaucoup d’essais-erreurs s’est révélé enrichissant et passionnant mais il a mis à l’épreuve mon corps et notamment mes douleurs chroniques car c’est un dispositif très physique. Une fois développée, lorsque la pellicule issue des sessions de tireuse optique donnait quelque chose qui me plaisait, je ressentais une joie extraordinaire parce qu’encore une fois, c’était précieux.
As-tu réalisé des repérages dans la maison de Marie-Christine avant le tournage ? Le film a-t-il été principalement découpé ou certaines images ont été captées de manière plus spontanée ?
SS : Nous avons souvent tourné dans l’appartement de Marie-Christine mais aussi dans d’autres lieux, notamment en extérieur, dans la nature. Le film a essentiellement été planifié. Comme j’ai créé des mises en scène avec des costumes, des accessoires, des éclairages particuliers (qui incluent parfois des animaux), il était indispensable pour moi de planifier. Pour le tournage d’Orbites, j’ai même dessiné mes images dans un cahier avant de les tourner sur lequel je me basais à chaque session. Cependant, il y a quand même eu quelques rares prises que j’ai choisi de tourner sur le moment, notamment une séquence en noir et blanc où Marie-Christine fait danser des bulles près d’un lac sous la pluie. Pour l’anecdote, un gros orage commençait tout juste à gronder et la pluie à tomber mais j’ai quand même voulu qu’on tourne quelques minutes car la lumière était incroyable.
La musique du film crée une atmosphère hypnotique, onirique. Comment s’est déroulé le travail sur la bande sonore et quelle était l’intention derrière cette approche musicale ?
SS : Depuis le début du projet de film, je souhaitais faire appel à la compositrice et harpiste Sarah Pagé dont j’ai connu le travail quand elle collaborait avec la chanteuse Lhasa. J’ai été honorée qu’elle accepte de composer la musique d’Orbites. Je savais que nos univers allaient merveilleusement fonctionner ensemble. C’est à partir des rushes que je lui envoyais au fur et à mesure des numérisations pendant qu’elle était en résidence au Japon que Sarah travaillait sur la musique du film. Pendant que je commençais le montage image, elle m’a proposé une première mouture qui m’a totalement séduite. On a gardé cette base originale à la harpe électronique qu’elle a par la suite agrémenté d’autres sons. J’avais le désir que le public se sente enveloppé par le film. Je voulais que la musique nous invite dans la bulle de Marie-Christine pour qu’on passe un moment avec elle. Son travail musical est combiné à celui du concepteur sonore Andrés Solis Barrios qui a fait un travail remarquable lui aussi. J’ai donné comme consigne à Andrés de travailler à partir de sons caressant et duveteux. Il a également travaillé avec une gamme de sons maritimes et lunaires très subtils, à peine perceptibles, qui ajoutent énormément à l’atmosphère poétique dont je rêvais pour ce film.
Comment s’est déroulé le processus de montage ? Y avait-il beaucoup d’extraits de l’interview que tu as choisi de ne pas intégrer ?
SS : Le montage a été un grand défi pour moi, pour une raison technique : le laboratoire avec lequel je travaillais pour le développement des pellicules a eu un bris de machine. Une grande partie de mes images m’a donc été livrée avec… trois mois de retard ! Ce qui veut dire que j’ai fait mon montage-image dans un premier temps avec très peu de footage. En attendant, j’ai dérushé le son et j’ai beaucoup travaillé le montage son pendant ces trois mois. Cette contrainte technique s’est finalement révélée intéressante parce que j’ai pu travailler en profondeur le propos du film par l’agencement des voix. J’ai finalement fait le montage-image sur les deux dernières semaines avant le calendrier de post-production. Ça a été un gros rush pour moi et mes collaborateur·ices mais on a su s’adapter.
Comment perçois-tu les différences entre les milieux du cinéma, et en particulier du court métrage, au Québec et en France ?
SS : Ce qui me plaît au Québec, c’est qu’il y a un champ des possibles immense pour qui souhaite devenir artiste. Je suis autodidacte et je n’ai pas de diplôme qui me valide en tant qu’artiste. Mon expérience personnelle me laisse penser qu’il est plus difficile en France d’être considéré·e comme artiste si on n’a pas fait les Beaux-Arts, une haute école ou si une institution réputée ne nous a pas dit « C’est bon, tu es artiste ». Le milieu de l’art y est très académique et très élitiste. Au Québec, artiste est un métier. En France, c’est différent, la perception de l’artiste me semble souvent erronée. À Montréal et au Québec en général, on trouve une communauté de cinéastes hyper vibrante. Les sphères du cinéma documentaire et du cinéma expérimental que je côtoie sont « tissés-serrées » comme on dit ici. Le mentorat est très développé au Québec, tout comme le réseautage. On se rencontre, on collabore, on s’engage plus facilement qu’en France, selon moi. On se sent plus vite à sa place dans le milieu du cinéma et notamment du court-métrage. Et puis, les Conseils des arts qui octroient des subventions permettent de réaliser des films sans forcément devoir dépendre d’une boîte de production, ce qui me semble assez rare en France.
Quel rôle joue le festival Regard dans la diffusion et le parcours du film Orbites ?
SS : Regard présente la première mondiale du film. Je suis extrêmement heureuse qu’elle ait lieu dans ce festival dans lequel je me rends pour la toute première fois. J’en ai entendu énormément de bien. Regard offre justement beaucoup d’opportunités de rencontres nationales et internationales et il présente des films de cinéastes dont j’adore le travail. Et puis symboliquement, j’aime le nom de ce festival que je perçois comme un écho paradoxal à mon court-métrage qui aborde la cécité. D’ailleurs, le lendemain de la projection à Regard, je présenterai une projection spéciale d’Orbites en vidéo-description dans une bibliothèque en marge du festival pour un public de personnes aveugles et malvoyantes.
Propos recueillis par Bianca Dantas