Pier-Philippe Chevigny : “Le cinéma, c’est souvent l’occasion de s’intéresser à l’autre”

Mercenaire (2024), dernier court-métrage du cinéaste montréalais Pier-Philippe Chevigny, fait l’actualité des festivals francophones. Il a fait ses débuts au Festival international du film de Toronto, 2024 (en première mondiale), figurant dans le TIFF’s Top Ten et a reçu le Prix spécial du jury international à Clermont-Ferrand. Aujourd’hui, le réalisateur présente son film au Festival Regard à Saguenay, où il a été membre du jury en 2024.

Dans Mercenaire, nous suivons David, un ex-détenu récemment libéré qui se voit contraint de travailler dans un abattoir afin de pouvoir se réinsérer dans la société. Angoissé par la violence de son lieu de travail, il cherche un emploi dans divers domaines, mais se heurte constamment au refus des employeurs, une réalité sociale au Québec, où l’industrie des abattoirs accueille énormément d’anciens prisonniers qui n’arrivent pas à s’insérer dans d’autres professions. Malgré la contradiction apparente – un homme condamné pour meurtre se sent oppressé dans un abattoir –, la mise-en-scène immersive nous rapproche du protagoniste, suscitant une empathie essentielle à notre engagement dans l’histoire.

Format Court : Ayant grandi dans une région marquée par la présence du crime organisé, tu as réalisé un film qui traite d’un sujet que tu connais personnellement. Comment crois-tu qu’un rapport personnel impacte le processus de création et de production d’un film ?

Pier-Philippe Chevigny : C’est certain qu’il y un investissement émotionnel particulier de la part du créateur, et peut-être une plus grande liberté aussi d’aborder un sujet en toute confiance et en toute connaissance de cause. Toutefois, je ne pense pas que ça garantisse forcément un meilleur film, ni un film plus authentique. La plupart des films que j’ai faits s’intéressaient à des sujets très loin de moi et j’arrivais à m’en approcher par un rigoureux travail de recherche. Pour moi, le cinéma c’est souvent l’occasion, justement, de s’intéresser à l’autre. Non pas que les questions de souveraineté narrative ne soient pas pertinentes; au contraire, il faut y être sensible et on ne peut pas dire n’importe quoi. Mais il y a une façon de le faire qui est longue et exige beaucoup d’écoute.

Le format carré impose une proximité accrue avec l’acteur, mettant en avant les nuances subtiles de son personnage, souvent sous une tension constante. Quels ont été les défis et les avantages de l’utilisation de ce ratio d’image dans Mercenaire ?

PPC : Au départ, l’idée du format carré est venue d’un raisonnement éthique : il s’agissait de cacher le plus possible l’abattoir lui-même, de montrer le moins possible la souffrance animale. Il s’agissait de reléguer tout cela à l’arrière-plan pour concentrer notre attention sur le personnage de David. Le choix d’un ratio d’image étroit était donc une façon de refermer le cadre le plus possible. En revanche, ça accentuait l’effet d’enfermement que l’on ressent dans le film. C’est l’histoire d’un homme qui sort de prison et qui se rend compte qu’il n’est toujours pas libre : il est, de facto, emprisonné dans ce cadre étroit et étouffant. Je pense que le spectateur le ressent aussi comme un effet d’emprisonnement.

Le découpage semble minutieusement calculé, avec des mouvements de caméra précis qui suivent les gestes du personnage. Comment s’est fait ce processus ? Pourquoi as-tu choisi de ne pas travailler avec une caméra fixe ?

PPC : Mercenaire s’inscrit dans la continuité de mes films précédents, où les choix de mise en scène convergent vers le désir de générer un effet d’immersion dans le récit. Il s’agit de placer le spectateur dans la posture d’un accompagnateur, quelqu’un qui serait présent aux côtés du protagoniste en guise de soutien moral. Le choix d’une caméra portée “à « hauteur d’homme », comme le veut la fameuse expression, qui suit David à la trace provient donc de ce désir d’inviter le spectateur à sentir presque une certaine responsabilité à l’égard de cet homme. Mercenaire, c’est aussi l’histoire d’un homme rejeté de tous, qui n’a personne à ses côtés… à l’exception du spectateur lui-même. Le choix des cadrages en plongée dans la nuque de David converge aussi dans cette direction : on a l’impression d’être juste derrière lui, on pourrait presque tendre la main, la poser sur son épaule pour tenter de le rassurer…

Les sons des machines dans l’abattoir fonctionnent comme une musique soulignant la tension de certaines scènes. Est-ce qu’ils ont été manipulés pour avoir une plus grande vitesse où sont-ils vraiment fidèles aux sons des machines ? Comment as-tu pensé à cette incorporation ?

PPC : Toute la bande sonore est une pure reconstruction en post-production. Nous avons tourné dans un véritable abattoir, mais c’est une entreprise fermée depuis plus de 6 ans. L’espace était tel quel et toute la machinerie s’y trouvait, mais rien n’était réellement activé pendant que nous tournions. Le bruit des machines, de la ventilation, tout comme les cris des cochons sont donc totalement recréés. C’est certain que, vu le dispositif visuel particulier du film, qui cache davantage qu’il ne montre, le son s’avérait très important pour prolonger le hors champ et nous permettre de croire à cet univers. Mais aussi, le son prend dans le film une valeur expressive : avec ce bruit assourdissant, on ressent encore plus l’hostilité de cet environnement de travail.

Pourquoi avoir choisi de ne pas beaucoup nous raconter le crime de David ? Que crois-tu que ce choix narratif apporte au spectateur ?

PPC : Nous savons qu’il a tué quelqu’un, c’est tout ce qui importe vraiment. Je ne suis pas le plus grand fan des flash-backs au cinéma, ça ne me semble pas important de comprendre les circonstances de son crime. D’autre part, le film choisit de ne pas porter de jugement sur David, de ne pas le condamner. Peu importe ce qu’il a fait auparavant, on rencontre un homme sensible qui fait tout ce qu’il peut pour se libérer de sa propre violence, et c’est la société capitaliste qui l’y condamne.

 

Comment s’est déroulé le processus de casting ?

PPC : Pour presque la totalité des rôles, j’y suis allé avec des gens avec qui j’avais déjà travaillé par le passé, notamment sur mon premier long-métrage Richelieu (sorti en France sous le titre Dissidente en 2024). Plusieurs de ces rôles ont été écrits avec ces comédiens en particulier en tête : puisque je les connais, puisque je sais comment ils peuvent livrer telle ou telle réplique, ça me permet plus facilement d’anticiper et de visualiser le résultat final. Il n’y a donc pas eu d’audition, puisque j’étais en terrain connu !

Tu as déjà réalisé un long-métrage, Richelieu (2023). Quelles sont les principales différences entre travailler sur un long et sur un court ?

PPC : Ça a été un réel plaisir de retourner au court après le long. Je pense que c’est un exercice très productif, car à bien des égards, faire un court-métrage est plus difficile que de faire un long. C’est plus difficile de générer de l’empathie pour un personnage en 15 minutes qu’en deux heures. Après Richelieu, je me suis lancé rapidement dans le développement de mon deuxième long-métrage et, sachant qu’en moyenne ça prend cinq ans pour financer un long-métrage au Québec, j’ai eu le désir de me lancer dans ce projet de court-métrage pour me tenir actif dans l’intermède. C’est beaucoup de travail faire un court-métrage… Bien que le nombre de jours de tournage soit moindre, c’est souvent autant de préparation pour rechercher et rendre vivant cet univers qu’on tente de créer.

Propos recueillis par Bianca Dantas

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *