Loïc Espuche. Laisser l’imprévu s’installer

Beurk !, son premier film d’animation professionnel, est sélectionné aux César et nommé aux Oscars 2025. Après avoir mené, avec ses productrices Juliette Marquet (Ikki Films) et Manon Messiant (Iliade et Films), une campagne de crowdfunding maligne et drôle pour emmener des Frenchies à Hollywood, Loïc Espuche présente actuellement son film à Clermont-Ferrand. Beurk ! ou Yuck ! (en anglais) sorti en salles le 5 février, grâce à Cinéma Public Films, dans le cadre d’un programme de cinq films sur le thème de l’amour, accessible dès 6 ans. L’occasion de revenir sur Beurk !, l’histoire de Léo, un petit garçon qui tente de résister à l’amour et aux bisous dégoûtants, avec le risque de voir sa bouche se teinter de rose paillette.

Format Court : Avec tes productrices, vous avez lancé une campagne de crowdfunding pour le film. On y apprend beaucoup de choses, comme le fait que le film a mis 5 ans et demi à se faire, qu’il y a eu 63 versions de scénarios, et que le coût principal de la campagne aux Oscars, c’est la promotion. Comment as-tu appréhendé tout cela ?

Loïc Espuche : Les productrices, c’était aussi leur première campagne pour les Oscars. On a vraiment appris aux côtés de Benoit Berthe Siward et de The Animation Showcase, son agence de communication qui gère ces campagnes depuis 7 ou 8 ans. Benoit a beaucoup de contacts, de réseaux, et sait exactement comment ça fonctionne. Par rapport aux Césars, où la campagne est beaucoup moins développée (on a juste envoyé deux mails), les Oscars, c’est très normé, surtout à cause de tous les scandales qui ont eu lieu ces dernières années. Chaque année, l’Académie améliore le processus. Il y a des questions de timing, de stratégie sur quels événements participent réellement au vote, et d’autres petites questions pratiques. Par exemple, il y a un événement auquel Benoit allait chaque année, mais cette fois, il tombait le jour des élections présidentielles américaines. Il nous a dit que ça ne servait à rien d’y dépenser 2 000 dollars, car tout le monde serait en train de se demander qui serait le prochain président.

Et vous vous basez sur le montant que vous avez obtenu via le crowdfunding ou avez-vous d’autres soutiens ?

L.E. : On a investi de l’argent personnel, mais on a aussi des soutiens. Une sortie en salles aux États-Unis de cinq courts-métrages nominés pour l’Oscar du meilleur film d’animation est prévue. Cela va bien sûr rapporter de l’argent.

À quel moment as-tu étudié à l’EMCA d’Angoulême ?

L.E. : Je crois que j’y étais de 2011 à 2013, puis je suis allé à La Poudrière à Valence de 2013 à 2015.

Qu’est-ce qui fait leur distinction ? Pourquoi une formation a-t-elle besoin d’être complétée par une autre ?

L.E. : Je pense qu’à l’EMCA, la formation était plus libre, plus axée sur la découverte. En trois ans, tu pouvais explorer ce qui t’intéressait, quitte à laisser d’autres choses de côté. Cela m’a permis de savoir ce que je voulais faire et d’explorer des aspects très personnels. À La Poudrière, c’était plus professionnalisant autour de la réalisation. Là-bas, il n’y a pas de cours techniques en animation, mais tu apprends vraiment à concevoir un projet et à réaliser un dossier financier. Ça te permet de comprendre la gestion d’un budget, de savoir comment payer des intervenants, et de te préparer au poste de réalisateur ou réalisatrice. C’est une formation assez complète, qui couvre aussi bien le court-métrage que des projets de séries ou de télévision. Je trouve que c’est un bon complément mais je te parle de mon ressenti d’il y a 10 ans, ça a peut-être changé.

À l’EMCA, avais-tu déjà réalisé des courts-métrages ?

L.E. : Oui, j’avais réalisé mon film de fin d’études, intitulé Je repasserai dans la semaine, que j’ai co-réalisé avec Sophie Devautour et Alizée Cholat. Ce film a plutôt bien marché, il a été sélectionné à Clermont-Ferrand. À La Poudrière, j’ai fait un autre film de fin d’études, Tombés du nid, qui a aussi été à Clermont-Ferrand et a remporté un prix à Premiers Plans d’Angers. Il a pas mal tourné en festivals.

Vous étiez trois sur le premier film. Qu’as-tu appris à travers ces projets en collectif et en solo ?

L.E. : J’aime beaucoup le travail en équipe. Faire un film de fin d’études en équipe me paraissait naturel, car cela permet de faire plus que ce qu’on pourrait faire seul, non pas forcément en termes techniques, mais en termes de durée. On peut explorer des choses qu’on n’aurait pas pu faire seul. Avec Sophie, on a décidé de faire un projet ensemble, et chacun a proposé des idées. J’ai proposé une histoire qui m’était arrivée, et ça a parlé à tout le groupe. Chacun a fait des propositions selon ses affinités. Quand quelque chose n’allait pas, on continuait à creuser pour trouver une solution qui convenait à tout le groupe. À La Poudrière, tu te retrouves seul à réaliser. Tu assumes plus tes choix, tu portes davantage de responsabilités.

Avant de faire Beurk !, tu as travaillé sur des longs-métrages. Est-ce que ça t’a permis d’apprendre pour ton premier court-métrage professionnel ?

L.E. : Je n’avais pas forcément l’idée, en sortant de l’école, de faire directement un film. J’avais aussi envie d’être indépendant et de gagner ma vie. Travailler pour d’autres t’aide à comprendre comment un réalisateur gère son équipe, ce qui te motive ou pas, et comment organiser le travail d’une production. Tu apprends à exprimer les demandes et à comprendre celles des autres.

Ça a été comme une troisième école…

L.E. : Oui, en quelque sorte. Travailler comme technicien dans différentes productions m’a permis de rencontrer des producteurs et et des productrices et de savoir ce que je cherchais. Ça a aussi facilité les collaborations futures, comme avec Juliette Marquet et Manon Messiant sur Beurk !. On s’était rencontré sur un film de Sacrebleu, L’Extraordinaire Voyage de Marona [d’Anca Damian], et quelques mois plus tard, on a décidé de produire le film ensemble.

À quel moment as-tu compris que l’apparition des lèvres roses dans Beurk !, ça pouvait marcher aussi bien à l’écrit qu’à l’image ?

L.E. : Dès que l’idée des bouches roses s’est opposée aux dialogues, j’ai senti que j’avais quelque chose de spécifique. Même en pitchant l’idée oralement, les gens commençaient déjà à la visualiser.

Il y a vraiment eu 63 versions de scénario ?

L.E. : Il y en a eu beaucoup, certaines n’avaient que des petites variations, mais il y a aussi eu de nombreuses animatiques. L’écriture du film a pris trois ans et demi. Ce n’était pas juste des révisions, il y a eu des changements fondamentaux au fur et à mesure. Le projet est parti d’un concept sans véritable histoire, sans dialogues. Au début, il se passait dans un parc, puis dans une école maternelle, mais il y avait des problèmes d’âge et de pression sociale liée aux bisous. Il a fallu adapter le projet en conséquence. Au fur et à mesure, le projet a pris forme, avec des ajouts de dialogues, jusqu’à ce qu’on se retrouve dans un camp de vacances où les enfants côtoient les adultes. Tout ça a été très progressif, très long. Je pense que dans l’écriture, il faut chercher à mettre les choses à la bonne place. Moi, j’ai besoin de savoir pourquoi je mets tel élément et le questionner sans cesse.

J’ai pensé au film d’Osman Cerfon, Aaaah !, qui utilise aussi des voix d’enfants. Ça t’a inspiré ?

L.E. : En fait, j’ai eu l’idée de Beurk ! avant qu’il sorte Aaaah ! ne sorte. Il a sorti son film avant que je termine le mien, mais au moment où j’ai vu le film, j’étais déjà bien avancé. Pour revenir à l’écriture, je pense que c’est vraiment une question de structure. Il faut comprendre comment positionner chaque élément. Ce qui est intéressant, c’est que même si le scénario fonctionne sur le papier, une fois que tu le passes à l’animatique, ça peut ne pas marcher du tout. Dès que je finissais une version qui me plaisait, je la passais en animatique et je voyais ce qui clochait. Cela me poussait à retravailler le scénario et refaire l’animatique. Parfois, ça changeait complètement l’approche. J’ai fait entre 12 et 13 animatiques, et chacune d’elles a été essentielle pour l’évolution du projet.

Quand on est arrivés à l’enregistrement des voix des enfants, mon animatique n’était pas encore complètement aboutie. Il ne restait plus qu’une semaine, alors j’ai corrigé le scénario. On a décidé de vraiment travailler avec les enfants sur le jeu, de faire entrer la vie dans ce projet. On les a enregistrés avec une perche, pour qu’ils puissent bouger et être dans l’interprétation, pas dans la récitation. Après, il a fallu travailler toute cette matière. Ce qui est difficile avec les enfants, c’est que parfois deux répliques peuvent être parfaites séparément, mais ne pas fonctionner ensemble. C’est dans le montage des voix que le film a commencé à se dessiner, et c’est sur cette base que j’ai fait l’animatique finale. Un plan a même changé à ce moment-là. Héloïse Pelloquet, qui a fait le montage, est arrivée très tôt. Elle a vu les premières versions de mes animatiques et a contribué à l’évolution du film.

Beurk ! est son premier film d’animation. Pourquoi avoir pensé à elle ?

L.E. : Quand mes productrices m’ont proposé trois personnes pour le montage, j’avais déjà vu les films d’Héloïse, et j’étais fan. Ça a été une évidence. Pour te dire, il y a dix ans, j’avais vu L’âge des sirènes dans une séance à la Cinémathèque, et à la fin, je suis allé la voir pour lui dire que j’avais adoré son film et que je voulais voir ses autres films.

Le fait de t’inspirer de choses réelles, est-ce que cela t’apporte une base solide pour raconter tes histoires ? Et penses-tu qu’un projet purement imaginaire serait plus risqué ?

L.E. : Oui, je trouve que c’est plus simple de s’ancrer dans quelque chose que l’on a vécu ou observé. Parfois, dans la vie, des événements incroyables se produisent, des choses qui vont bien au-delà de ce que l’on pourrait imaginer. C’est fascinant de se nourrir de ces contradictions ou enjeux humains. Même si tu crées une histoire totalement imaginaire, par exemple avec des extraterrestres, je pense qu’une part de toi-même s’y retrouve, même si l’histoire n’est pas réaliste. Notre propre vision du monde finit toujours par transparaître dans ce que l’on réalise.

Le film a commencé à Berlin et maintenant, il est en pleine actualité. Une question que je pose souvent, c’est ce que tu as appris à travers ce film ?

L.E. : J’ai beaucoup appris, mais ce que j’ai ressenti plus fortement, c’est l’importance de l’expression collective dans la fabrication du film. Toute l’animation s’est faite avec une équipe. Nous avons partagé une résidence à Ciclic Animation où on travaillait ensemble le jour, et vivions en coloc le soir. Cette dynamique d’équipe a vraiment marqué le film, car c’était une vraie expérience humaine. Le film dure 13 minutes, mais il a pris 5 ans de travail, avec plein de moments de rencontres et d’échanges. Au rez-de-chaussée, on faisait l’animation, tandis qu’à l’étage, c’était une grande coloc’ ! C’était génial, car on travaillait à fond le jour, puis le soir, on jouait aux jeux vidéo, on dînait ensemble… C’est une expérience de vie que j’ai vécue avec l’équipe. Si ça s’était mal passé avec l’équipe, je pense que j’aimerais un peu moins le projet, mais là, c’était vraiment un moment fort.

Une autre chose que j’ai apprise, c’est de laisser l’imprévu s’installer. Au départ, tout était très structuré : trois ans et demi de travail sur le scénario, plusieurs versions d’animatiques, le tout pour définir un ton précis. J’ai dû apprendre le lâcher-prise.. Lorsqu’on est confronté à la réalité, il faut savoir accepter ce qui vient, surtout quand on travaille avec des enfants. Quand tu choisis les enfants, tu ne sais pas exactement qui sera retenu, et ça change tout.

Est-ce que tu aurais envie de réécrire, de travailler autour de la question du rejet de l’autre ?

L.E. : Je ne sais pas, peut-être. Ce thème pourrait resurgir de manière inconsciente, ou peut-être prendra-t-il une place secondaire dans un projet futur. C’est une source de conflit très riche, mais j’aimerais bien éviter de faire tout le temps le même film.

Tu as montré ton film en prison, tu le présentes souvent en festival. Quelles sont les réactions qui te surprennent encore ?

L.E. : J’ai beaucoup vu le film, donc c’est rare que je sois surpris. Cependant, ce qui me frappe souvent, c’est l’intensité des réactions. Par exemple, il y a quelques semaines, lors du festival Paris Court Devant, les enfants hurlaient tellement que je n’entendais plus rien d’autre !

Et est-ce que tu restes en salle à chaque projection ?

L.E. : Pas à chaque fois, mais j’aime bien être présent. Je regarde moins le film que les réactions du public. Même dans des séances plus calmes, entendre des rires ou des gloussements, c’est un bon signe : la séance va décoller. C’est agréable de voir les spectateurs réagir, car c’est la récompense après tout le travail investi.

Comment vois-tu l’évolution du secteur de l’animation en France ? Quel regard portes-tu sur ce milieu ?

L.E. : Le milieu de l’animation en France est très convivial, assez familial. Je ne suis pas sûr que cela soit aussi vrai dans la fiction, mais dans l’animation, les gens sont bienveillants. Bien sûr, il y a toujours des exceptions, mais dans l’ensemble, c’est agréable de faire partie de ce milieu.

Ce secteur se divise entre animation indépendante, industrielle, séries, longs-métrages, web-séries… Chaque type de production a sa propre atmosphère. Pour avoir travaillé sur des films super variés, j’ai vu des ambiances très différentes selon les boîtes et les projets. Ce que je constate aussi, c’est que le secteur traverse une période difficile : beaucoup de gens n’ont pas de travail, et ça se ressent. L’année dernière était déjà compliquée, et cette année, ça ne semble pas s’améliorer, notamment à cause des plateformes.

Propos recueillis par Katia Bayer

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