Vibirson Gnanatheepan : « J’observe, je me construis, je m’affirme »

Son film, Anushan, a été diffusé l’an passé dans le cadre de la séance Ville de Paris de notre Festival Format Court. En lice cette année aux César, le film parle du regard que porte un ado d’origine tamoule du Sri Lanka sur le passé trouble (guerres, non-dits) de sa famille. Entre fiction et auto-biographie, le réalisateur Vibirson Gnanatheepan revient longuement sur son histoire familiale, mais aussi sur sa timidité, son besoin de s’entourer, son métier de directeur de casting et son désir de rester ancrer dans le réel et le sincère.

© Natacha Lamblin

Format Court : Qu’écris-tu pour le moment ?

Vibirson Gnanatheepan : En fait, j’ai beaucoup d’idées, des souvenirs de ce que j’ai vécu ou ce que j’ai vu et qui m’ont impacté. J’essaie de les écrire, de les assembler, mais ce n’est pas suffisant pour faire un scénario. C’était le cas sur Anushan. C’est parti d’un souvenir assez précis. On hébergeait des oncles chez moi et j’ai du mal à mettre en place un scénario. J’avais fait la résidence La Ruche pour Anushan pour avoir un accompagnement dans la structure de mon scénario. Je viens d’être admis à l’atelier scénario de la Fémis où je vais développer un scénario de long-métrage. J’ai deux idées de projets. L’un, c’est une potentielle suite d’Anushan. L’autre, c’est complètement autre chose.

La communauté tamoule est peu représentée au cinéma, elle a ses propres codes comme toute communauté. Comment as-tu réussi à te construire en tant qu’individu en son sein ?

V.G. : Comme je parle de gens qui n’ont pas encore été représentés, pour moi c’est très important de rester dans quelque chose de très réaliste. Je parle toujours de cinéma naturaliste parce que j’ai un peu de mal à inventer ou aller dans quelque chose qui n’existe pas, pour le moment. Il y a certaines personnes qui ne voient pas la part de fiction dans les films, ils vont s’imaginer que les gens représentés sont réellement comme à l’image, donc j’aimerais rester dans quelque chose de très réel.

Et en tant qu’individu, si la question c’est comment je suis arrivé à faire des films et comment je me suis construit, c’est que je pense qu’on ne peut pas parler de quelque chose qu’on ne connait pas. Une directrice de casting, Marie-France Michel, m’a dit : « Parle de toi ». C’était un peu flou pour moi, mais en cherchant en moi, en essayant de mettre des mots sur ce que j’avais vu, petit à petit, j’ai compris que ce que j’avais à raconter pouvait parler à beaucoup de gens. C’est comme ça que j’ai déjà intégré La Ruche qui a été pour moi un tremplin, une lumière sur l’histoire d’Anushan. On arrive avec une idée ou un scénario. On est 8 à être choisis chaque année dans toute la France. Au début, je me sentais seul. En arrivant dans la résidence, de plus en plus on m’a dit : « Tu as le droit de raconter, tu es légitime ». J’ai pris conscience de ça, petit à petit, j’y ai cru. Je pense que de plus en plus de personnes s’identifient à un personnage qui ne leur ressemble pas du tout physiquement. Je me suis dit qu’à partir d’une chose, on pouvait avoir une portée universelle.

Ça m’étonne ce genre de questionnements parce que plein de réalisateurs parlent d’histoires sans les avoir forcément vécues, simplement parce que leur imaginaire travaille.

V.G. : Moi, je pense que quand on parle d’une chose, il ne faut surtout pas blesser des personnes qui sont concernées. Par exemple, si on parle de violences, je ne veux surtout pas blesser quelqu’un qui les a réellement subies. Quand je raconte dans Anushan ce dont j’avais extrêmement peur si quelqu’un qui a vu la guerre civile ou qui l’a vécue, qui a combattu comme l’un des personnages, me dit : « Mais qu’est-ce que tu racontes ? », là, je me dis que j’ai tout perdu.

A priori, ce ne sont pas les retours que tu as eus.

V.G. : Ce ne sont pas du tout les retours que j’ai eus, c’est là où je fais très attention, j’essaie de rester sur quelque chose de très sincère et réel. J’observe, je me construis, en faisant ce que je fais, je m’affirme. Là, j’ai fait un film, je me considère en tant que réalisateur, et de plus en plus, je m’affirme comme ça, même au sein de ma famille.

Tu as fait des études d’informatique, a priori pour plaire à ta famille, pour avoir une sorte de sécurité d’emploi. Comment as-tu été amené à devenir réalisateur ?

V.G. : Oui, c’est ça. Moi, je suis fils unique et je pense que mes parents font partie d’une génération qui a tout sacrifié. Quand ils voient que leur seul enfant se met à dire qu’il va faire quelque chose qui ne leur parle pas, notamment du cinéma, ils ont peur, et on peut tout à fait le comprendre. Eux, les métiers qu’ils identifient, c’est ingénieur ou avocat. Moi, je veux faire autre chose, et ce que je veux faire, ils ne le comprennent pas.

Ça va mieux maintenant ?

V.G. : Ça va de mieux en mieux, dans le sens où, en tout cas, ils comprennent que j’ai trouvé ma place, que je fais quelque chose que j’aime, et parfois, j’ai tendance à chercher cette reconnaissance auprès de mes parents. Je me suis toujours dit que ma mère, mes parents seraient fiers de moi s’ils m’avaient vu avec un diplôme à la main. Mais ils ont fait un sacrifice, et moi, je pense que j’ai fait mon sacrifice à moi : j’ai envie de faire du cinéma pour raconter des choses, mais je ne peux pas totalement être compris par mes parents, parce que je suis issu de la double culture, et eux n’y auront jamais accès, en fait, ils n’ont pas cette culture française.

C’est quoi leurs repères cinématographiques, les acteurs sri-lankais ? Quel est l’état de ce cinéma ?

I V.G. : Il n’y a pas d’école. Il n’y a pas ça au Sri Lanka. En fait, au Sri Lanka, il y a deux ethnies, les Tamouls et les Cinghalais. La guerre civile opposait le gouvernement sri-lankais, majoritairement Cinghalais, aux Tigres Tamouls. En temps de guerre, les Tamouls n’ont pas eu l’occasion ou le temps de regarder des films. Il n’y a pas de films tamouls venant du Sri Lanka, c’est plutôt des films tamouls venant d’Inde. Quand j’ai annoncé à ma mère que je voulais faire du cinéma, elle m’a dit : « Tu veux aller en Inde ? ». J’ai dit non. Elle m’a demandé : « Tu veux en faire où alors ? ». Ils n’ont pas du tout des repères de films ici. Pour te donner une idée, j’avais travaillé sur Le Grand Bain de Gilles Lellouche, l’équipe a fait une avant-première au Grand Rex. Moi, j’étais en résidence d’écriture à Gindou et j’ai dit à mes parents d’y aller. Ils y sont allés tous les deux et à la fin, ils sont sortis du film. Ma mère m’a appelé, elle m’a dit : « Je crois que c’est un film avec des stars, qu’elle voyait des Français assis sur les escaliers pour regarder les comédiens quand ils sont arrivés à la fin du film. Le public était enthousiaste, ébahi. Je leur ai avais expliqué pourtant que c’était un film avec des stars, mais ils ne les connaissent pas, ils ne les identifient pas.

Ça leur a parlé ou pas, le film ?

V.G. : Non, le film ne leur a pas parlé, je pense.

En fait, ils étaient juste là pour voir ton nom en générique.

V.G. : Voilà, c’est ça. Même si je leur explique que ces acteurs représentent tel ou tel acteur en Inde, dans tous les cas, ce ne sera jamais compris de la même façon. Quand j’ai travaillé sur Dheepan, je leur disais que Jacques Audiard représentait telle personne, mais ce sera toujours un Français.

Ça se comprend, en fait.

V.B. : Mais moi, j’accepte ça. Au début, j’avais du mal. Je leur disais tout le temps, quand je travaillais avec un réalisateur ce qu’il représentait. Et maintenant, j’accepte. En fait, je pouvais même leur en vouloir, à un moment donné, de ne pas comprendre ce que je faisais. Mais c’est comme ça. Ils n’ont pas cette double culture. Moi, j’ai une culture française qu’eux n’ont pas.

Comment s’est déroulé le tournage de ton film ?

V.B. : Je suis quelqu’un d’extrêmement timide. Moi, quand j’étais au collège, je ne voulais surtout pas lire. Je ne voulais surtout pas que ma prof s’intéresse à moi. Quand il y avait des exposés, mon cerveau cherchait toujours comment sécher ou éviter le cours plutôt que de me retrouver face aux autres. Et là, je me retrouve sur le plateau. J’ai fait en sorte d’être accompagné de gens qui sont toujours là pour moi et qui m’aident à me sentir confiant : mon meilleur ami et ma femme. J’ai eu une équipe extrêmement bienveillante autour aussi. Mais une fois sur le plateau, on était très nombreux et j’avais de nouveau eu le trac. Le premier jour de tournage, j’étais dans mon coin. En fait, je parlais aux comédiens, au chef op mais je ne prenais pas du tout de place. À la fin du premier jour de tournage, le directeur de production qui est aussi très jeune mais extrêmement mature, m’a dit : « Tu sais, ton film, tu l’as en tête. Tu sais ce que tu racontes, c’est ton histoire, c’est ton film. Tu n’as besoin de demander l’approbation de personne. À chaque fin de prise, tu n’as pas besoin de regarder autour de toi si tout va bien. Tu sais ce que tu racontes, tu as tout en tête ». Le lendemain, je suis arrivé sur le plateau et j’ai pris un peu plus de place, je me suis plus affirmé. Ca, c’est grâce aux gens extrêmement bienveillants qui m’ont aidé à me rendre moins timide, à m’affirmer et à me construire en tant qu’individu.

A la soirée Format Court [After Short César], je me disais que j’avais travaillé énormément sur moi pour m’affirmer. Je me disais que j’y étais arrivé. J’avais le micro, mais j’avais les mains moites. J’ai même partagé des photos qui ont été prises à la soirée. Il y a des gens qui me connaissent, qui savent que je suis très timide et qui m’ont dit : « Tiens, maintenant, tu es plus à l’aise ». Je leur ai parlé de l’état dans lequel j’étais et ils m’ont dit que ça ne se voyait pas du tout.

Tu es autodidacte. Qu’est-ce qui t’a incité à te tourner vers Bien ou Bien Productions pour produire ton film ?

V.B. : En écrivant, déjà, tout le monde me disait qu’il y avait un côté Maman(s) dans mon film. Dans le film de Maïmouna Doucouré., le père de la petite fille arrive avec sa deuxième femme et elle essaie de faire sortir cette femme de sa vie. Dans mon film, c’est un oncle qui arrive, qui dérange l’espace vital de Anushan. Dans Maman(s), c’est une autre femme qui dérange l’espace vital de la petite. Dans ma tête, je trouvais ça bizarre. Ils sont à des années-lumières de où je suis. Mais c’est resté dans un coin de ma tête. Je n’ai jamais osé leur envoyer le projet. En 2019, j’ai rencontré des producteurs grâce à la Ruche. J’ai pitché le projet à Talents en court, là aussi, des gens étaient intéressés. Ça a également été le cas de France 2 qui voulait lire le projet dès que je trouverais une production. J’ai eu la possibilité de rencontrer énormément de boîtes. Mais les étoiles n’étaient pas alignées. Après, il y a eu Covid. Entre temps, j’avais envoyé le projet à Zangro. A l’époque, le film s’appelait Ce qui nous lie. Je n’avais pas eu de réponse. J’étais épuisé par le projet. Je me suis dit que j’allais le faire en auto-production. J’avais juste prévenu Sébastien Lasserre de Gindou qui m’a conseillé d’écrire à Bien ou Bien. Mon meilleur ami m’a dit : « Ça te coûte quoi ? Tu as le mail, envoie tout simplement ». Je me rappelle que j’avais effacé le titre et j’ai mis Anushan. J’ai eu un déclic, je ne saurais pas dire pourquoi. Moins d’une semaine après, ils m’ont contacté. Ils étaient intéressés, ils m’ont proposé de venir à Bordeaux pour les rencontrer. A la fin, ils m’ont proposé de signer. Là, je ne me suis pas posé de questions. J’ai vu le poster de Maman(s), j’ai vu le César. Je me suis dit : « Tiens, il y a deux ans, quand j’avais commencé à écrire, on me disait qu’il y avait des similitudes avec le film de Maïmouna. Je me disais : « Maman(s) c’est loin, Maïmouna c’est loin, Bordeaux c’est loin, Zangro c’est loin, mais on y est. » Et c’est comme ça que je suis arrivé chez Bien ou Bien Productions.

Tu viens d’être admis à l’atelier de scénario de la Fémis. Tu as envie d’attaquer quelque chose d’un peu plus long ?

V.B. : On travaille avec des scénaristes professionnels. Moi, j’aime bien être seul pour commencer. J’aime bien essayer de faire tenir debout quelque chose. Être un peu dans mon coin, avancer seul. Je n’aime pas trop dépendre de quelqu’un. Un atelier, c’est un peu plus scolaire. J’ai des retours, j’ai un cadre.

Avant Anushan, c’était quoi ton rapport au court-métrage ?

V.B. : Je regardais énormément de courts-métrages. Je venais chaque fois à vos événements. Je restais discret dans un coin. Pour te dire, à l’époque, c’était le summum de ma timidité. Quand c’était la fin, je partais, je n’osais pas parler aux gens. Je craignais qu’on vienne me parler. Je pense que la première fois, je suis même rentré, j’ai eu peur et je suis parti. Je me suis dit que ce n’était pas mon milieu et qu’on me demanderait ce que je faisais là. J’identifiais les boîtes de production de courts-métrages, et j’essayais de comprendre le système de court-métrage, les productions. Je n’avais aucun contact dans le milieu, c’était une façon d’identifier les gens. Je regardais des courts-métrages partout, il y en avait que je ne comprenais pas du tout, j’essayais de comprendre pourquoi certains étaient sélectionnés. J’avais un peu compris qu’il fallait passer par le court et que pour écrire le mien, je pourrais y arriver en en regardant plein.

Tu penses que ça t’a aidé, que ça t’a formé ?

V.B. : Non. C’est plus la résistance qui m’a formé.

Quand on est un enfant d’exilé, comment construit-on son imaginaire autour de la guerre ? Comment raconte-t-on la guerre quand on ne l’a pas vécue soi-même ?

V.B. : J’aime beaucoup cette question. Raconter la guerre sans l’avoir vécue. Comme je disais, c’est ce dont j’avais peur. Que des gens de la communauté me disent que j’en parle sans la connaître. Mes parents, c’est un peu comme dans le film, ils ne m’ont jamais parlé de cette guerre. En cinquième, mon meilleur ami a été très impliqué au moment du tsunami, il en parlait tout le temps, ses parents étaient aussi très impliqués. Ils allaient aux manifestations. Je me suis demandé pourquoi ce n’était pas mon cas. J’ai posé cette question à mes parents : « Vous êtes arrivé dans un pays, vous êtes en sécurité, et ça y est, vous avez tout oublié ». En fait, ils n’ont jamais su me répondre. Je ne saurais pas pourquoi. Même encore, d’ailleurs. Du coup, j’ai voulu savoir, me renseigner. Je me suis mis à regarder énormément de vidéos. Je lisais des articles, je parlais à des oncles, ils me racontaient des choses, c’est un peu comme ça que je me suis mis à m’intéresser, à aller aux manifestations.

Par rapport à la façon dont j’ai imaginé cette guerre, j’ai écrit une scène que j’adorais, hyper impactante, avec des figurants, des tanks. Cette scène raconte la guerre, mes producteurs m’ont dissuadé de la tourner car c’était trop cher. Moi, j’ai insisté. Zangro m’a dit : « Cette guerre, ne la montre pas de cette manière, laisse les spectateurs s’imaginer, c’est beaucoup plus violent, tu ne peux pas t’arrêter à ça ». Il avait les mots Je suis allé au Sri Lanka en 2002, j’ai des images plus concrètes, j’ai vu vraiment les lieux, on est allé où mon père a grandi il ne reste plus qu’une porte.

Comment se passe la campagne autour du film ?

V.B. : J’ai travaillé sur plusieurs longs métrages en tant que technicien, les gens me connaissent comme quelqu’un étant dans le casting, mais je vais communiquer au sein de tout mon réseau, dire que je suis aussi aux César. Comment je le vis ? Je reste confiant dans le fond, enfin posé, C’est une belle lumière, mais on parle du film. Après, on ne va pas se mentir, on est dans les 24. Si je n’y avais pas été, je serais un peu triste. Mais maintenant qu’on y est, je pense qu’il faut tout faire pour arriver à quelque chose que ce soit positif ou négatif, le principal, c’est qu’on n’ait pas de regrets. Tout simplement. C’est tout ce que je me dis. C’est tout ce que je compte faire.

Le casting, c’est une épreuve pour les comédiens. Toi, tu es de l’autre côté. Tu fais défiler des gens. Tu fais partie des gens qui rappellent. Est-ce que la conception du casting a évolué ces dernières années ?

V.B. : D’une certaine manière, il y a des choses à dire aux comédiens pour ne pas que ce soit trop dur si ils ne sont pas pris. J’ai un peu cette idée de persévérance. Il y a un élu pour je ne sais pas combien de personnes qui se présentent. Je le dis tout le temps et d’autant plus quand je fais du casting sauvage. Ces gens n’ont rien demandé. On va dans la rue, on les trouve bien, on les cherche. Je prends énormément de temps à expliquer, surtout après. J’essaie avec beaucoup de délicatesse d’expliquer aux gens que si ils ne sont pas pris, ce n’est pas parce que quelque chose n’allait pas. Je leur dis que ce n’est pas forcément parce qu’ils ne sont pas bien. C’est plein de choses. C’est l’imagination du réalisateur, ça peut être une énergie, ça peut être tellement de choses. On ne saurait pas s’arrêter là. Il faut continuer, persévérer. Ça arrivera à un moment donné. J’essaie d’être bienveillant au casting. Ce n’est pas facile, c’est comme moi en tant que créateur qui envoie des dossiers et ne suis pas pris. Il y a tellement des choses qui doivent s’aligner pour qu’on soit pris, il faut être vigilant là-dessus. J’essaie tout le temps d’analyser les situations après coup. J’ai vu passer des comédiens qui n’ont pas été rappelés et qui sont aujourd’hui en tête d’affiche.

Propos recueillis par Katia Bayer

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