Papillon de Florence Miailhe

Papillon, ce n’est pas l’histoire d’un battement d’ailes, mais celle d’un battement de bras dans l’eau, qui permet au nageur de s’élancer de souvenir en souvenir. Ce court-métrage d’animation tout en peinture, signé Florence Miailhe, présélectionné aux César 2025, retrace l’histoire personnelle d’Alfred Nakache, connu aussi sous le nom d’Artem, grand champion de nage papillon français. Florence Miailhe, réalisatrice reconnue pour son style unique, a souvent exploré des récits intimes et marqués par la mémoire, mêlant le personnel et le collectif dans ses courts-métrages, avant de passer au long avec La Traversée (2021). Son travail se distingue par l’utilisation de la peinture animée, qui confère à ses œuvres une texture aussi vivante que poétique.

Le film commence sur fond de bruit de vagues et de respirations. Un homme de dos se met de l’eau sur le visage afin de se réveiller – ou de se rappeler, puis s’en va nager. C’est le début de l’histoire, la (re)plongée dans les souvenirs d’Artem. Le motif de l’eau, qui nous guide tout au long du film, nous permet de plonger – littéralement – dans la mémoire du personnage. Par coups de pinceaux ou vagues couvertes d’écume, on découvre doucement les paysages de la vie du personnage. Le premier paysage, très coloré, se concentre sur une eau tremblotante, traversée par des poissons et effleurée par des insectes. On voit là un jeune garçon au bord d’un bassin, sur lequel est posé un papillon jaune vif. Ce sera là la seule allusion imagée de la spécialité d’Alfred Nakache en nage, le papillon, un mouvement de natation très réputé, notamment en raison de sa difficulté. Ce mouvement naît par ailleurs dans les années 1930, au moment où ce dernier se met à nager. Cette variante de brasse, avec le retour des bras hors de l’eau, permet aux nageurs d’aller plus vite lors des compétitions.

Si le court se construit autour des souvenirs progressifs du personnage, il n’en reste pas moins une véritable ode à l’eau, comme source de vie mais aussi de danger. Les premières images de l’enfance sont très parlantes et nous rappellent son omniprésence au cours de la vie : l’eau réconfortante du bain pour se laver, mais aussi l’eau comme source d’angoisse (sauter d’une cascade) ou comme plaisir simple (se prélasser dans un bassin). Artem passe de la peur de l’eau à son plaisir, et du coin de la mer à la piscine. Il n’y a pas que le corps du nageur qui se transforme (humain, dauphin et même oiseau), les lieux aussi se renouvellent inlassablement.

Le temps des compétitions vient rapidement rythmer la vie d’Artem et se reflète dans le court-métrage de Florence Miailhe. C’est là qu’il y expérimente les moments les plus doux de l’existence, mais aussi les plus durs. À la fin d’un championnat, Artem remonte l’échelle qui mène au bord de la piscine, puis se retourne : il nous fait face, ou plutôt regarde derrière lui. C’est la rencontre de l’amour, de la beauté, qui se joue encore une fois sur l’eau : sur le plongeoir, une gymnaste effectue un salto et rejoint ses partenaires pour effectuer un spectacle de natation synchronisée. Artem reste au bord de l’eau, et quand elle passe devant lui ses cheveux flottent, avant de prendre la forme de vagues, dans lesquels il plonge sans hésiter. Alors la nage devient un ballet à deux, chaque coup de pinceau est un remous de plus dans cette danse aquatique.

C’est dans ce contexte de compétition que surgissent les prémisses de la Seconde Guerre mondiale, marqué par la montée des extrémismes et l’arrivée des régimes totalitaires. Les compétitions s’enchaînent, en Afrique du Nord d’abord, puis en Europe. Dans l’eau claire et chlorée de la piscine, apparaissent progressivement un drapeau nazi et des pancartes “Interdit aux Juifs” derrière des cris de haine allemands. Alfred Nakache, athlète juif, participe aux Jeux olympiques de 1936 à Berlin, des Jeux très inscrits dans la propagande nazie. Très vite, on voit la situation basculer. Artem, sa femme et son enfant se font sortir de l’eau, littéralement : la piscine leur est interdite. Plus tard, il se fait également sortir d’une compétition “selon les lois raciales” : cette fois-ci, on entend très distinctement des voix françaises l’annoncer. La collaboration avec le régime nazi et l’antisémitisme en France à cette époque sont montrés sans aucun détour. C’est en outre la violence des voix – françaises ou allemandes – qui résonne particulièrement, en contraste avec les bruits d’eau qu’on peut trouver tout au long du court (agitée, tremblotante, chuchotante même). Il faut par ailleurs souligner que jamais nous n’entendons la voix d’Artem, ou celle de sa femme et de sa fille. Nous ne voyons les événements qu’à travers ses yeux.

La musique, discrète mais omniprésente, accompagne le spectateur dans cette plongée émotive. Les bruits d’eau, mêlés à des mélodies subtiles, renforcent un sentiment d’immersion saisissant. Chaque détail visuel et sonore semble minutieusement conçu pour offrir une expérience profondément sensorielle et humaine, rendant hommage à la fois à l’histoire d’un homme et à une mémoire collective.

Dans un mouvement de nage encore, on revient à la mer, cette fois-ci sombre et agitée, devant une dune de sable, en pleine nuit. Les sons sont indistincts, la peur monte, on entend un enfant pleurer. Sur les flots sombres, une barque arrive, les touches de couleur s’animent en tourbillons fiévreux, un chien aboie. Dans l’ombre, la famille se cache, sans pouvoir venir en aide à ce personnage perdu sur l’eau – peut-être une métaphore de ce qu’il va leur arriver. Très vite tout s’enchaîne : la séparation, la violence – tout est suggéré sans pour autant être montré, c’est l’aller vers les camps d’extermination. Seule une scène dans la piscine, profondément choquante, nous rappelle l’appellation du “nageur d’Auschwitz” : des officiers lancent un bout de pain dans l’eau, que le prisonnier doit s’efforcer d’aller récupérer. Des voix acérées encore résonnent dans le fond, les corps deviennent des ombres floues, des squelettes esquissés et peu à peu, le corps rouge-brun remonte à la surface : c’est le retour.

Un retour dans la solitude lié à la perte (de sa femme et de sa fille), à la compétition, à la marque du traumatisme de la guerre. Nous retrouvons enfin Artem sur cette première plage colorée comme professeur de natation : le film se finit comme il a commencé, dans l’eau. À la fois ode à l’eau et hommage à Alfred Nakache, Papillon, plein de couleurs, est important, traitant une mémoire personnelle mais également une mémoire historique à travers des thématiques universelles, aussi bien le sport que la mort, les discriminations et l’amour et que la solidarité.

Amel Argoud

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