Avec ses courts métrages, tous deux nommés aux César, Maïté Sonnet transporte les spectateurs vers un univers méconnu et étrange. Dans Massacre (2019), deux sœurs forcées de quitter leur île décident d’empoisonner les touristes. Avec Des jeunes filles enterrent leur vie (2022), la réalisatrice peint l’escapade mélancolique d’un groupe de demoiselles d’honneur lors d’un enterrement de vie de jeune fille. Pour son prochain film, un premier long métrage intitulé Tu feras tomber les rois, Maïté Sonnet est l’une des cinq lauréat.e.s du prix d’Aide à la Création de la Fondation Gan, qui accompagne les cinéastes dans le développement de leur premier ou second long métrage. L’occasion pour Format Court de la rencontrer et de revenir plus en détails sur son travail, son expérience à travers le court métrage et le processus de réalisation d’un long.
Format Court : Dans tous vos films, il y a une ambiance un peu particulière qui joue avec l’étrange et le fantastique. Comment écrivez-vous ces histoires et comment le processus du scénario se construit-il ?
Maïté Sonnet : C’est un mélange entre des influences qui viennent, notamment, un peu du conte et d’un imaginaire presque proche du merveilleux en littérature. En fait, j’écris ces ambiances étranges mais elles viennent aussi du fond de l’intimité psychique des personnages, c’est-à-dire que c’est toujours les personnages et leurs émotions qui projettent à travers la mise en scène, sur les lieux dans lesquels ils sont par exemple, une émotion qui crée une atmosphère. Dans mon film Des jeunes filles enterrent leur vie, c’est le personnage d’Axel (le personnage principal) qui est un peu, on va dire, en dépression, qui est triste dans un moment qui devrait être joyeux, ce qui fait que le décor en devient triste, la musique en devient triste, etc. C’est vraiment une manière de jongler, pour moi, entre le cœur le plus enfoui des personnages, qui déteint sur leur environnement, et aussi avec quelque chose de plus distancié, qui serait un rapport presque magique au monde contemporain, comme si c’était un conte.
Dans les deux courts métrages, il y a une attention d’autant plus particulière à la nature. L’ambiance fantastique de vos films est-elle aussi liée à cela ?
M.S : Oui, tout à fait, c’est une des manières que j’ai de faire ressentir, encore une fois, les états émotionnels des personnages. Par exemple, dans Des jeunes filles enterrent leur vie, il y a tout ce rapport au liquide et à l’eau, notamment, qui est filmé de deux manières dans le film. Au début, c’est une eau stagnante dans laquelle les personnages sont plongés, comme dans un bain mortuaire presque, une eau qui ne bouge pas, qui est coincée, bloquée, un peu comme le personnage lui-même est bloqué. À la fin, quand enfin la vie reprend, la vie rejaillit, l’eau se met à couler à nouveau. Je la filme, mais cette fois, c’est une eau vive, de rivière, qui coule dans tous les sens, et ça, par exemple, c’est quelque chose qui avait été très réfléchi. Au tournage, j’avais vraiment décidé d’exclure la rivière. On la voyait dans pas mal d’endroits dans lesquels on a tourné, et je ne voulais pas la filmer avant la toute fin, avant que le personnage lui-même soit prêt à laisser couler son émotion et à repartir. La nature est donc un des éléments, j’imagine, desquels je me sers pour écrire le monde extérieur, toujours en lien avec l’intimité du personnage, mais c’est aussi le cas des objets, ça peut passer par plein de choses.
Vos films décrivent des groupes de femmes unies par des liens familiaux ou amicaux. Comment souhaitiez-vous aborder cette idée de sororité ?
M.S : C’est quelque chose d’assez instinctif, parce que j’ai moi-même une sœur. Je crois que c’est aussi une manière, pour moi, d’inventer des figures. Dans Massacre, je me souviens qu’à l’époque, j’avais très envie de filmer des enfants violents, ou plutôt, j’avais envie de filmer des enfants qui se transforment en êtres violents, un peu métaphoriquement. La première image que j’avais, c’était un petit garçon. Finalement, le fait que ce soit des filles m’a permis de trouver quelque chose d’un peu singulier, et de trouver autre chose pour le film, qui sortait un peu de ce que j’avais déjà vu. La question des personnages féminins est assez centrale dans tout ce que je fais, mais ce n’est pas une démarche, c’est ma vie, je pense que je suis beaucoup plus entourée de filles que de garçons, depuis mon enfance, donc ça coule de source.
Vous avez écrit une série (Filles du feu, 2023) sur les sorcières, pourriez-vous parler de ce projet ?
M.S : C’est un sujet qui me tient beaucoup à cœur, qui rejoint d’ailleurs un peu les figures des personnages de mes films, qui pourraient avoir quelque chose de sorcier, de sorcière. C’est une série que j’ai co-écrite, il y a quelques années pour France 2 avec une co-scénariste qui s’appelle Giulia Volli, à partir d’une histoire réelle terrible : une chasse aux sorcières au Pays Basque, qui a eu lieu au XVIIe siècle, pendant laquelle, durant un été, un juge mandaté par le roi de France est allé chasser les soi-disant sorcières du Pays Basque. Environ 200 femmes ont été condamnées d’après les archives. Avec Giulia, ce qu’on a voulu faire, c’était un travail historique, essayer de comprendre ce phénomène-là, évidemment à travers nos yeux d’aujourd’hui. Mais, c’était aussi essayer de comprendre ce qui s’est joué à ce moment-là en Europe dans les relations hommes-femmes, et qui a été un grand traumatisme à travers toute l’Europe, pas seulement en France. Giulia est italienne et on a trouvé aussi beaucoup de choses similaires qui s’étaient passées en Italie au même moment. C’était une démarche, bien sûr, fictionnelle mais aussi presque comme un questionnement, puisque ça nous interrogeait beaucoup.
Tous les sujets que vous venez d’aborder influencent-ils votre projet de long ?
M.S : Oui, bien sûr. Je ne sais pas si c’est que ça l’influence ou si tout ça s’est construit en parallèle, puisque le long, c’est aussi un projet que j’ai créé depuis longtemps. Finalement, ces choses ont avancé ensemble, en secret. Et oui, le long métrage, c’est à la fois, comme dans les courts, une sorte de terreau social et politique assez clair et contemporain, et une mise en scène proche du magique et presque du fantastique, qui accompagne encore une fois, l’état émotionnel d’un personnage.
Que pouvez-vous nous raconter sur ce projet ?
M.S : L’histoire du film, c’est l’histoire de Sybille qui a 12 ans et qui vit une enfance des plus heureuse et magnifique dans ses vignes du sud-ouest de la France, jusqu’au jour où elle vit un choc terrible, puisque son petit frère a un accident respiratoire dans les vignes. Elle le retrouve allongé par terre, elle a l’impression qu’il est mort. En fait, il n’est pas mort, mais il a inhalé des pesticides qui étaient répandus sur les vignes à ce moment-là. Il va donc se retrouver à l’hôpital pendant quelques semaines et c’est pendant ces quelques semaines que le film se déroule. Le personnage de la grande sœur, Sybille, livrée à elle-même à la maison, puisque ses parents passent tout leur temps au chevet de son frère, se retrouve à plonger littéralement dans une crise d’angoisse géante, qui la prend petit à petit. Le monde qu’elle connaissait autour d’elle comme un paradis devient un vrai enfer. Elle se rend compte tout à coup de la mort, qu’elle existe, qu’elle est liée à plein de choses, mais, notamment, à la Terre qui, elle-même, meurt à cause de nous. Dans cette expérience morbide qu’elle vit seule, elle va rencontrer, en se rendant à l’enterrement de quelqu’un qu’elle ne connaît même pas, attirée par toutes ces images morbides, une jeune fille de son âge à qui elle fait croire que son petit frère est vraiment mort. À travers ce mensonge, elle continue d’expérimenter son angoisse la plus profonde, qui est que son frère meurt, tout en nouant cette nouvelle amitié.
Comment s’est déroulé l’écriture et le financement du long ? Et quelles sont les différences avec votre expérience du court métrage ?
M.S : Comme je vous le disais, c’est un film que j’ai commencé à écrire il y a longtemps, et de ce fait, qui a beaucoup changé au fur et à mesure des années, puisqu’à chaque fois, j’avais besoin de le réadapter à ma sensibilité du moment. C’était un peu un travail de longue haleine. On a eu très vite des soutiens de la Nouvelle-Aquitaine, d’abord en écriture, puis en développement, du Lot-et-Garonne aussi en développement, et on a eu l’aide au développement du CNC. On a fait la résidence du Clos puisque c’est dans la région où je veux tourner. Il y avait une sorte de logique assez imparable. L’écriture s’est passée sur tellement d’années que je ne saurais même pas trop la raconter. On a été bien accompagnés, on a eu des bons retours, ça s’est plutôt bien passé. Je devais à chaque fois réadapter le film à mon sentiment actuel, ce qui est normal. C’est vrai que sur un long métrage, on doit tenir des années et des années avec le même projet contrairement au court, c’est ça la différence. Pour un court, on n’a pas le temps de le changer 36 000 fois puisque que le financement et le développement ne durent pas 5 ans. Mais c’est à peu près les mêmes façons d’écrire, à part ça. J’écris toute seule. Là, j’ai quand même travaillé avec un consultant pour ma dernière version, qui s’appelle Yacine Badday, ce qui m’a bien aidée.
Par rapport à ce que vous décriviez, comment s’est passé le cheminement du court métrage au long métrage dans le travail ?
M.S : Le cheminement s’est passé assez naturellement je dirais, parce qu’en plus, le dernier film que j’ai fait, Des jeunes filles enterrent leur vie est assez long, il fait 33 minutes. Ce qui est vraiment nouveau, c’est la confrontation à ce qu’est le marché. Ça, c’est quand même quelque chose de très obscur pour moi. Je n’ai fait que des courts jusqu’ici, la question du marché n’y est pas présente. Il s’agit seulement de faire des films et certains ne rapportent même pas d’argent à personne. Il n’y a donc pas de pression, on va dire, à ce que le film rentre dans une forme de marché. Et là, évidemment, la question se pose plus. C’est plutôt ça qui est nouveau, mais à vrai dire, dans le travail, c’est la même chose pour moi.
La question de « marché » que vous évoquez, et « l’après du film » sont des choses qui vont venir participer en amont à l’écriture du film, dans le cas du long métrage ?
M.S : Ça, c’est plutôt des choses que je découvre un peu au jour le jour. Il y a quelque chose dans le long où il faut presque, avant même d’avoir fait le film, pouvoir réussir à le situer dans une sorte de catégorie pour essayer de faire en sorte que les gens projettent le bon film et aient envie de le financer. Alors que dans le court, je ne me posais pas du tout ces questions. Il y a plus d’enjeux de savoir bien raconter et définir le film pour le donner à voir à nos interlocuteurs avant. C’est ça que j’ai l’impression de découvrir, mais c’est peut-être une évidence.
Que représente le soutien de la Fondation Gan dans ce processus de création ?
M.S : C’est vraiment quelque chose d’énorme pour le film parce qu’on est plutôt au début du financement. C’est une grande reconnaissance, ça nous donne confiance pour la suite et ça va nous permettre, je pense, de pouvoir parler du film à d’autres interlocuteurs à partir de ce point de départ là. C’est génial. Et puis surtout, ça ancre le film dans quelque chose de concret. J’y pense beaucoup plus depuis qu’on a eu l’aide. J’ai réécrit un peu le scénario parce que le jury nous a donné certains conseils qui étaient intéressants. Le film est plus présent et plus concret.
Vous écrivez aussi pour d’autres projets, que retenez-vous de votre expérience en tant que scénariste ?
M.S : Je suis scénariste à côté et tout s’alimente. Par exemple, j’écris de plus en plus de longs métrages pour d’autres. C’est une forme que je commence un peu mieux à appréhender de film en film. C’est en faisant les choses qu’on comprend comment elles fonctionnent, je pense. Je ne saurais pas dire qui alimente quoi. C’est un cercle vertueux. C’est aussi le fait d’être entourée de gens qui font des films, qui écrivent aussi leurs premiers longs, qui sont dans les mêmes questionnements, les mêmes choses. D’être entourée par ces gens, les gens de ma génération, ça nous aide beaucoup, je crois.
Vous avez le même producteur sur vos deux courts métrages précédents, est-ce celui qui vous accompagne aussi sur ce long ?
M.S : Oui, c’est Ethan Selcer, de Quartett Production. Toujours le même.
Que pouvez-vous dire de la relation auteur.ice-producteur.ice, comme vous travaillez avec lui depuis longtemps ?
M.S : C’est une relation qui est très forte. J’ai fait mes films avec Ethan. C’est le premier qui m’a fait confiance depuis le début pour réaliser un premier court, alors que je n’avais jamais rien réalisé. Il y a une sorte d’énorme confiance entre nous. Lui, il me fait confiance. Il sait que j’ai raison quand je dis où je veux aller. Alors que, comme je vous l’ai dit, ça m’est arrivé des fois de changer radicalement de cap. À chaque fois, il m’a bien accompagnée parce qu’il sait que je sais moi-même où je veux emmener mon film, ce qui n’est pas le cas de tous les producteurs. Je pense qu’il y a des producteurs qui auraient été un peu plus bousculés par cette méthode. Et moi, de la même façon, je lui fais confiance sur sa partie. Ça s’est très bien passé sur les deux courts, donc, c’était aussi évident de faire le long ensemble.
En est-il de même avec les équipes du film? Est-ce important pour vous de travailler avec les mêmes personnes ?
M.S : J’espère faire le long avec au maximum la même équipe technique et artistique que mes courts. Tout ça est la continuité des courts. Comme avec la production, ce sont vraiment des relations qui se tissent au fil des années et qui font que les films ressemblent à ça. C’est parce qu’on les fait tous ensemble.
Des jeunes filles enterrent leur vie a été sélectionné aux César l’année dernière. Qu’est-ce que cette nomination a représenté pour vous? Comment l’avez-vous vécue, sachant que le film avait déjà été sélectionné à la Quinzaine des cinéastes ?
M.S : Massacre avait aussi été sélectionné aux César. Pour moi, c’est vrai que le plus important, ça avait quand même été la Quinzaine des cinéastes. C’est là où les gens ont le plus vu le film, c’est à partir de là où j’ai eu le plus de retours, où j’ai rencontré le plus de gens. C’était plutôt ce moment-là qui était très important pour le film. Après, les César, c’est génial. Ce que ça a fait, j’imagine, c’est que d’autres gens l’ont vu, donc des nouvelles personnes, mais c’est vrai que je l’ai moins ressenti. En fait, c’est aussi arrivé après toute une fin de vie du film. Ça faisait au moins un an et demi qu’il était sorti. Il avait déjà tourné beaucoup. Les gens l’avaient déjà vu. Néanmoins, c’est génial d’être sélectionné aux César. Je suis vraiment très heureuse que mes deux films l’aient été.
Vous parlez de visionnage, du fait que le film soit vu par le plus de gens. Les parcours de diffusion des courts métrages sont très différents de ceux des longs, est-ce donc une question primordiale, lorsque vous faites des courts, de savoir comment il vont pouvoir être diffusés ?
M.S : Je ne pense pas trop à ça. Quand je fais un film, ceci est la partie que je ne maîtrise pas de toute façon. Je ne peux rien faire pour cette diffusion moi-même. J’espère juste que le film sera vu par des gens, si possible différents. Par exemple, je suis très contente que mes deux courts aient été projetés dans des lycées, des collèges, notamment beaucoup en Nouvelle-Aquitaine parce que je les ai tournés en partie là-bas. Ils sont aussi sur une plateforme qui s’appelle Comett, qui est la plateforme de courts métrages de la Nouvelle-Aquitaine, un peu destinée aux scolaires, mais pas seulement. Cela me réjouit parce que même si je ne suis pas toutes les diffusions, je sais que des jeunes ont vu les courts, ce qui n’est pas si commun, de voir des courts métrages quand on a cet âge-là, et en plus qu’ils ont été bien accompagnés par tout un travail de pédagogie, de beaucoup d’associations qui existent, notamment en Nouvelle-Aquitaine, que je ne saurais pas définir vraiment. C’était génial. Je peux juste espérer ça, pour le long, mais je ne peux rien faire à part espérer.
Revenons justement sur le long. Quelle est la place du territoire, et plus précisément de la région dans ce projet ? Vous venez de Nouvelle-Aquitaine par ailleurs ?
M.S : Oui, j’ai grandi dans le Poitou-Charentes, en région Nouvelle-Aquitaine, dans la campagne de Poitiers. C’est donc assez naturel de tourner dans cette région au fur et à mesure des films, parce que c’est une région que je connais et qui m’intéresse beaucoup. Il y a beaucoup de choses dans cette région. Mais ce qui est génial, c’est qu’il y a des rencontres qui se tissent au fil du temps. La région, on l’a eue en production, on est sûr de tourner là-bas, et notamment dans le Lot-et-Garonne et en Gironde. Les gens du Lot-et-Garonne, par exemple, ceux du bureau d’accueil des tournages, ce sont des personnes que j’ai rencontrés en montrant mes courts là-bas, en les diffusant auprès d’établissements scolaires, en les accompagnant. Je commence à connaître aussi des gens qui font du cinéma et qui permettent au cinéma d’être fait et diffusé dans cette région de plus en plus. Je suis très contente d’être ancrée là-bas pour mes films, il y a tellement de territoire, ce n’est pas infini mais presque.
Propos recueillis par Garance Alegria