Au carrefour de plusieurs influences et expérimentations, le travail de Rachel Gutgarts de par son éclatement stylistique nous renvoie au morcellement d’une société israélienne dont la réalisatrice est originaire. Présente à la fois dans la section Labo du Festival de Clermont-Ferrand et à la Semaine de la Critique, elle raconte avec Via Dolorosa sa propre errance, à la recherche de son passé dans un état de guerre permanent. Dans cet entretien, elle revient sur la genèse de son œuvre, entre documentaire et animation, et de la place de l’art dans une société israélienne fracturée.
Format Court : Comment êtes-vous arrivée jusqu’à l’animation ?
Rachel Gutgarts : Je pense que j’ai dû commencer à m’intéresser à l’animation vers la fin de mon lycée. J’ai toujours été très intéressée par l’art, et ce, dès mes 6 ans. Je passais mes journées à dessiner, même en classe. Et surtout, j’adorais le cinéma, passionnément a un point où j’allais à la Cinémathèque de ma ville tous les soirs après l’école. Pour revenir à l’animation, je crois que je me suis vraiment intéressée à ce médium quand j’ai commencé à faire avec une amie des sortes de petits tests en stop motion. Je suis tout à coup tombée amoureuse du format et j’y ai trouvé une exaltation dans la fusion entre la création du monde et le dessin.
Tu as ensuite fait l’école des beaux-arts Bezalel à Jérusalem, était-ce important de passer par cette formation ?
R.C : C’est une bonne question, je pense qu’il y a certaines personnes qui sont moins compatibles avec l’idée d’école, qui préfèrent leur indépendance et je pense que ce n’est pas mon cas. Personnellement, quand je suis allée à l’école, c’était vraiment dur de devoir faire tous ces exercices très techniques et de devoir attendre quelques années avant de pouvoir faire ce qui m’intéressait vraiment. Cependant, en rentrant dans un système comme celui-ci avec des deadlines et quelqu’un pour me guider, j’ai trouvé cela très enrichissant. Dans tout cela, je réussissais quand même à trouver une certaine liberté créatrice.
C’est un peu cette même liberté créatrice que l’on peut retrouver dans tes films comme Via Dolorosa ?
R.C : Oui, je pense que ça a déterminé mon style, je me souviens d’ailleurs d’un cours en troisième année d’étude, un cours de laboratoire qui permettait chaque semaine de pouvoir faire plusieurs tests d’animation et d’expériences. Je trouvais que c’était un format très intéressant et j’avais une prof qui me poussait à créer, elle ne voulait pas que je lui dise mon idée mais plutôt que je lui montre ce que je pouvais faire. C’était vraiment très inspirant et ça m’a vraiment permis d’explorer plein de formats.
Comment s’est passé le processus derrière l’animation et le documentaire dans Via Dolorosa ?
R.C : L’idée avant tout avec Via Dolorosa était de revenir dans mon passé et dans les endroits où j’avais l’habitude d’aller. Le film parle avant tout de ma vie en tant qu’adolescente à Jérusalem et de toute la complexité qui en émane. J’ai commencé à me balader dans ces rues de mon enfance et à rencontrer des ados ainsi que des amis que j’avais à cette période. J’ai commencé à leur parler et je me suis basée sur ces conversations pour l’animation. Je savais que j’allais ensuite me réapproprier cela ainsi que mes propres souvenirs en tant qu’adolescente via l’animation. Aussi, cela m’a aidé dans un aspect plus moral de passer par des dessins notamment quand j’interviewe ces adolescents, de ne pas les exposer. L’animation m’a permis d’être vraiment dans l’intime tout en ayant un certain recul quant à son côté documentaire.
La façon dont tu traites cela nous donne un peu l’impression d’être dans un film de fantômes.
R.C : Je trouve cela très beau, oui, c’est très exact surtout pour ce film, quand j’ai commencé à travailler, j’étais comme hantée par mon passé. Je suis dans une certaine façon retournée dans le passé pour résoudre quelques problèmes avec moi-même. D’un côté, c’était un projet très personnel pour moi et de l’autre, c’est une histoire beaucoup plus large sur Jérusalem et sur sa culture vieille de plusieurs millénaires. On peut observer que cet endroit porte le poids de l’histoire et de son héritage sur ses épaules La question qui s’est posée avec ce film, c’est comment vivre dans un endroit aussi intense.
Pourquoi était-ce important de situer le film à Jérusalem ?
R.C : Comme j’ai pu le dire, j’ai vécu à en Israël et j’avais cette impression que je devais être authentique pour pouvoir raconter cette histoire, cette errance dans les rues de Jérusalem. C’était aussi super intéressant de s’intéresser à cette vie un peu cachée dans ses rues sinueuses, une vie dont beaucoup de gens ont entendu parler. Certains habitants vivent là-bas au jour le jour, en particulier la jeunesse. Aussi, avec tout ce qu’on peut voir à la télévision, je voulais montrer et faire réaliser que derrière les faits divers, ce sont de réelles vies, de réelles personnes avec leurs complexités. Je pense que pour moi, c’était un moyen de créer de l’empathie avec les autres, de créer un espace pour avoir un dialogue.
Quand on pense à l’animation israélienne mêlée au documentaire, on pense évidemment à Valse avec Bachir. Était-ce l’une de vos inspirations ?
R.C : Oui, je l’adore, en fait, je l’ai revu, il n’y a pas très longtemps et je l’ai trouvé très inspirant. Et de manière plus générale, l’œuvre d’Ari Folman a influencé mon travail, bien que je pense avoir également puisé mon inspiration dans Persepolis. La nature politique de ces deux films d’animation m’a profondément touché et a été une source d’inspiration dans l’élaboration de mon film. Surtout ce que je ressens en voyant ces films, c’est à quel point à travers le médium de l’animation, nous pouvons réussir à recréer des expériences personnelles auxquelles les spectateurs peuvent s’attacher et s’identifier.
Avec ce qui est en train de se passer en Israël à l’heure actuelle, quelle place accorder à la fiction ?
R.C : J’y pense beaucoup, en fait, je pense de plus en plus à la place de l’art en général en ce moment. Je pense qu’on utilise l’art avant tout pour exprimer nos émotions. Surtout dans un moment difficile, on parle de tristesse, de colère, d’amour et de bonheur. Je crois qu’actuellement, c’est l’une des méthodes les plus efficaces pour exprimer nos sentiments. Nous devrions exploiter ces outils narratifs pour nous exprimer et instaurer un dialogue entre des cinéastes et des artistes provenant de pays en conflit, mais qui en tant qu’individus ne le sont pas. À travers l’art et le cinéma, nous avons là un nouveau langage pour amorcer ce dialogue et cette médiation, je trouve cela important.
Comment êtes-vous arrivée à travailler avec Miyu Productions pour Via Dolorosa ?
R.C : J’ai dans un premier temps rencontré Emmanuel-Alain Raynal, le fondateur de Miyu quand j’étais à Lille pour le festival du cinéma européen avec mon film A love letter to the one i made up. Je connaissais déjà ce qu’il pouvait faire et je me disais que ça pouvait être bien de travailler ensemble sur un projet. Je lui ai donc envoyé un dossier pour Via Dolorosa. Très vite, j’ai déménagé sur Paris et on a commencé à chercher des financements pour le film.
Quel est ton point de vue sur l’évolution du court-métrage en Israël et sur l’animation en particulier ?
R.C : Je suis impressionné par le nombre de personnes talentueuses en Israël qui parviennent à créer des œuvres remarquables. Je pense notamment aux Beaux-arts de Bezalel où on trouve vraiment des artistes merveilleux et talentueux. J’espère qu’avec le temps, ils pourront faire de plus en plus de films et être de plus en plus créatifs. Cependant, je suis d’avis qu’avec les événements en cours en Israël, la situation devient très complexe pour l’art et pour les artistes qui y évoluent. On peut réellement voir une détérioration politique à travers la culture et à quel point elle est de moins en moins bien conservée. Et c’est un signal d’alarme, je pense, pour la démocratie et pour la politique en général, parce que la culture doit être indépendante, elle doit être bien entretenue et fière de l’endroit d’où elle vient.
Propos recueillis par Dylan Librati
Article associé : la critique du film
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