À 27 ans, la jeune réalisatrice russe Zhenia Kazankina était en compétition au Festival Entrevues de Belfort avec son court-métrage Empty Rooms, film où elle visite les appartements vides de ses proches, partis de Moscou suite à la guerre, et nous fait entendre la voix de leurs anciens habitants. Zhenia a étudié au VGIK, l’Institut national de la cinématographie S. A. Guerassimov à Moscou, la première école de cinéma au monde, fréquentée par Eisenstein et Andreï Tarkovski.
Format Court : Quel a été le processus de développement d’Empty Rooms ? Connaissais-tu déjà ces appartements ou les as-tu visités pour la première fois pour le film ?
Zhenia Kazankina : Oui, je connaissais très bien ces appartements. En fait, le processus a été très rapide et inattendu pour moi. Je venais de terminer un autre film, une fiction réalisée en 16 mm qui n’a pas encore eu sa première. Après, j’ai trouvé dans mon réfrigérateur un bout de pellicule qui restait de mon projet et j’ai décidé de l’utiliser pour ce petit documentaire. Je venais de rentrer à Moscou de Stockholm, où je développais mon film, et je me suis rendue compte qu’il n’y avait plus personne là-bas et que j’étais seule désormais.
Combien de temps es-tu restée à Stockholm ?
ZK : Moins d’une semaine, mais pendant cette semaine-là, la guerre a éclaté. Quand je suis rentrée à Moscou, j’ai trouvé une ville complètement différente. Beaucoup de mes amis avaient immigré pendant les deux premières semaines de la guerre. J’ai donc commencé à vivre une vie solitaire là-bas et j’ai trouvé ce rouleau de 16mm dans mon frigo.
Beaucoup d’hommes sont partis parce qu’ils avaient peur d’être convoqués comme soldats, mais comme ma cheffe opératrice est une femme, elle était toujours à Moscou. Je lui ai dit : « Ecoute, je veux tourner ce très court métrage. Je ne sais pas quoi faire, je ne sais pas comment on peut le faire, mais allons dans ces appartements vides ». Et, évidemment, on a fait des repérages avant.
Tous ces appartements étaient très importants pour moi à ce moment de ma vie. J’ai connu chacune de ces maisons et j’ai pour elles un sentiment très tendre. Des amis proches y habitaient, l’un d’eux était mon ex-petit ami qui a également émigré. C’était mon cercle de personnes à qui je rendais souvent visite. Tu as ta vie, ton cercle autour de toi, des gens qui t’accompagnent au quotidien et d’un coup, ils ne sont plus là. Je me sentais juste perdue et je ne pouvais plus fonctionner. C’est pour ça que j’ai voulu faire ce film, c’était une manière de revenir à la vie normale et de la comprendre. Le réaliser m’a beaucoup aidée.
Crois-tu que le fait d’avoir utilisé de la pellicule ajoute quelque chose au film ?
ZK : Oui, bien sûr. J’aime beaucoup filmer sur pellicule, et pas seulement à cause de l’image. Bien sûr, je pense que l’image faite avec la pellicule a sa propre structure, ce look vintage, mais cela n’est pas l’essentiel pour moi. Ce qui compte le plus est le manque de contrôle, car il faut faire confiance au processus, il faut faire confiance à la caméra. On ne peut pas dire : « Peut-être que nous pourrions filmer ceci, puis ceci, puis cela, et quand je monterai le film, je verrai ce que j’utilise ». Non, avec de la pellicule, on a des limites et si tu veux tourner à un moment précis, il faut s’y consacrer autant que possible. Tout ce qu’on voit dans le film semble peut-être chaotique parfois, mais tout a été pensé.
On dirait que les voix qu’on entend viennent d’un vieil appareil radio. Comment as-tu recueilli ces témoignages ?
ZK : Ils ont été enregistrés à partir d’appels téléphoniques. L’idée du film était de filmer ces lieux vides puis de les remplir avec des voix. J’ai demandé à mes amis de m’envoyer des notes vocales pour que je puisse les mettre dans le film. Certains de ces messages se trouvent dans la version finale, mais je me suis rendue compte que ça marchait mieux quand on parlait directement à la personne, quand on avait une conversation. Quand les gens s’enregistrent, ils ont la possibilité de se réécouter avant d’envoyer et je voulais garder cette spontanéité, je voulais vraiment mettre ces personnes dans ces pièces vides à travers leurs voix.
Tu sais quand tu es derrière la porte d’un appartement et que tu entends des voix à l’intérieur ? Ça veut dire qu’il y a des gens là dedans, que la pièce n’est pas vide. C’était mon idée, créer ce sentiment comme si j’étais derrière une porte fermée et que quelqu’un était toujours à l’intérieur, que ces voix étaient toujours là dans ces appartements vides.
Je pense que le cinéma est le seul moyen qui a le pouvoir de combiner image et voix. Ce n’est que pendant le processus de montage qu’on peut les mettre ensemble et qu’une pièce vide peut se remplir avec des voix.
La chanson qu’on entend au générique [Я останусь с тобой» (Je resterai avec toi) de Natalia Vetlitskaya] transmet une grande nostalgie. On dirait qu’il s’agit d’un morceau qui était populaire à l’époque de nos parents mais que les gens connaissent encore. Pourquoi tu l’as choisie et que représente-t-elle ?
ZK : Ce que j’aime le plus dans la musique pop, c’est que les gens disent ce qu’ils pensent sans être timides. C’est très difficile pour nous de dire des mots tels que : « Je veux rester avec toi, je t’aime ». Ce sont des mots lourds pour nous, ils sont assez intimes, on ne les dit qu’à des personnes spéciales. Pourtant, dans les chansons pop, on exprime tout. Ces chansons peuvent exprimer tous ces moments intimes de manière très simple, sans maladresse. Dans cette chanson, en fait, la fille dit simplement : « Je veux rester avec toi ». Directement, sans être timide, c’est quelque chose de charmant pour moi.
Et, oui, cette chanson vient de l’époque de mes parents. Quand j’étais petite, cette chanteuse était très populaire en Russie. Je me souviens que ma mère l’écoutait dans la voiture, donc ça me rappelle beaucoup cette époque. Elle me fait vraiment penser à ma mère, à ma maison, à ma famille, à ces moments très chaleureux. J’ai juste su que je voulais utiliser cette chanson, donc je ne l’ai pas remise en question.
Tes autres films sont des fictions. Comment s’est passée la transition vers le documentaire ?
ZK : Quand j’étais en train de monter ce projet, je ne pensais pas que je voulais faire un documentaire. J’expérimentais juste J’ai tourné ce film comme une lettre d’amour à ces personnes, je voulais leur montrer mon attachement à ces lieux et à ces souvenirs de notre temps passé ensemble dans ces appartements.
En vrai, je n’avais pas pensé à distribuer ce film parce que j’étais sûre qu’il ne serait pas accepté car il est trop court. Aussi, je pensais que les gens croiraient que c’est juste de l’exploitation et qu’ils ne comprendraient pas les vrais sentiments derrière. Pourtant, pour moi, le film était très précieux et j’y ai vraiment mis mon âme.
J’ai montré ce court à un ami qui est critique et distributeur et il m’a dit d’essayer de l’envoyer à des festivals, c’est ce que j’ai fait. En vrai, il a un très beau parcours. Aussi, je ne m’attendais pas à ce qu’il fonctionne bien car c’est un film russe. Avec mon précédent film, Continuity of Parks (2022), j’étais sûre qu’il aurait du succès dans des festivals, mais il n’a été sélectionné dans aucun d’entre eux. Je pense que ce n’était tout simplement pas le bon moment de le sortir car en 2022, tous les films russes ont été « boycottés ». Certains festivals l’avaient dit ouvertement, d’autres ne l’avaient pas annoncé, mais ne les avaient pas acceptés non plus.
As-tu envie d’explorer davantage le circuit du documentaire ?
ZK : Oui ! J’aime beaucoup travailler avec des non-acteurs et des lieux réels. J’ai essayé d’explorer cela dans mon dernier film de fiction où l’action principale se déroule aussi dans un appartement. Je voulais trouver un appartement qui correspondait à mes propres critères et au scénario, et qui ressemblerait exactement à ce que je souhaitais. J’ai compris que je n’aime pas l’idée du décor. Peut-être qu’avec le temps, ça changera, mais pour l’instant, je n’aime pas quand le lieu donne l’impression que l’artiste est entré et a mis des choses à leur place pour que tout soit parfait. J’aime beaucoup cette approche documentaire. Je veux explorer des lieux réels, des choses réelles autour de moi et ne pas essayer d’imposer mes propres conceptions de la vie à de vraies personnes ou à de vrais lieux.
Je ressens la même chose avec les acteurs. Je préfère les vrais visages des gens qu’on connaît. Parfois, on rencontre quelqu’un et on se dit que ça pourrait être un personnage. Pour moi, c’est un processus douloureux d’essayer d’adapter la réalité à ma vision. Je suis sûre que je ne pourrais pas faire un film sur un plateau décoré, cela me donnerait la sensation de travailler sur un projet commercial.
Tu te sens donc vraiment connectée à l’espace dans lequel tu filmes.
ZK : Oui, c’est très important pour moi et c’est lié à mon processus d’écriture. Je ne suis pas capable de simplement m’asseoir à la maison et écrire. Pendant le processus de création, j’essaie de trouver des idées, d’explorer la vie, j’ai besoin d’aller dans des endroits pour voir les gens. Cela fait fonctionner ma créativité, c’est mieux que de rester assise dans ma propre chambre à essayer de sortir de moi-même des idées, d’imaginer des endroits que je n’ai jamais vus.
Comment vois-tu le format court ? Considères-tu le court-métrage comme un moyen d’accéder au long ou comme quelque chose que tu souhaites explorer en soi ?
ZK : Je suis très critique avec moi-même et j’ai toujours beaucoup de doutes. Il est assez difficile de m’en débarrasser. Cependant, quand je fais un court métrage, c’est plus facile parce que je me dis : « C’est juste un court, c’est un film de 15 minutes, ne sois pas si dure avec toi-même, il n’y a pas de budget énorme à gérer ». Il n’y a pas ce poids en termes d’argent, et cela m’aide.
J’essaie d’écrire un long-métrage, j’ai fait beaucoup de brouillons mais chaque fois je me dis : « Pourquoi veux-tu le faire ? Es-tu prête à assumer la responsabilité d’un budget aussi énorme, à embaucher tous ces gens ? » Je pense que si je me pose ces questions, cela veut dire que je ne suis pas prête et que je devrais faire encore un autre court métrage. Alors peut-être qu’à un moment donné, je me sentirai plus à l’aise et je ne me torturerai pas avec ces doutes.
Propos recueillis par Bianca Dantas
Article associé : la critique du film