Erenik Beqiri est un réalisateur albanais ayant signé un premier court professionnel, The Van, qui figurait en compétition officielle à Cannes 2019. Luàna Bajrami est une comédienne et réalisatrice franco-kosovarde ayant joué dans Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, Les Deux Alfred de Bruno Podalydès, L’Événement d’Audrey Diwan ou Ibrahim de Samir Guesmi. Elle est passée à la réalisation avec des courts et un premier long, La Colline où rugissent les lionnes (Quinzaine des Réalisateurs 2021).
À Venise cette année, tous deux présentaient A Short Trip, le nouveau film d’Erenik Beqiri qui a remporté à la fois le Prix Orizzonti du meilleur court à Venise et une nomination pour les European Films Awards 2023. Luàna Bajrami accompagnait également son deuxième long-métrage, Bota Jonë, programmé dans la section Orrizonti Extra. Conversation autour de leur collaboration-amitié, des erreurs, du processus d’écriture, du rapport au temps, de l’audace, des histoires personnelles et de la fameuse vie normale.
Format Court : Erenik, tu as commencé par faire des courts-métrages. Quel relation entretiens-tu avec ce format ?
Erenik Beqiri : J’ai commencé à réaliser moi-même des courts-métrages avant d’entrer dans une école de cinéma à Tirana, en Albanie. On m’a en quelque sorte donné de l’espace pour les réaliser. Mais je ne me sentais pas à l’aise dans cette école, dans la façon dont nous faisions les courts-métrages. Je ne fais partie que de la deuxième génération qui est allée à l’école, nous n’avions pas de formation avant. Il y avait un conflit entre les films que je voulais faire et la manière dont on nous a dit de les faire. C’était un peu difficile. Après être sorti de l’école, j’ai essayé de réaliser des courts-métrages pendant plusieurs années. Par la suite, j’ai été mis en contact avec une boîte de production française Origine Films qui m’a donné l’espace pour faire mon film, The Van. Notre collaboration a débuté ainsi.
Tu mentionnes des attentes envers cette école. Comment y est enseigné le cinéma ?
E.B : Des réalisateurs y donnaient cours. Certains d’entre eux étaient bons, d’autres un peu moins. Je pense qu’être un bon réalisateur ne veut pas dire être un bon enseignant. Parfois, j’ai ressenti la liberté d’explorer et le besoin de faire des erreurs. Mais si l’étudiant essayait de faire quelque chose par lui-même, ce n’était pas bien vu. On nous dictait ce qu’il fallait faire. Au bout d’un moment, on s’y habitue.
Etre jeune, ça veut aussi dire gérer ses sentiments.
E.B : Oui, tu dois faire face à tes sentiments. Mes premiers tournages étaient vraiment mauvais. C’est un processus : tu commences à te comprendre toi-même, à comprendre où tu veux aller. Tu commences à grandir pour devenir mature et à vraiment aborder les choses qui te sont personnelles. Il a simplement fallu un peu de temps pour que je m’en rende compte. On devrait toujours essayer de raconter ce qu’on aime, ce qu’on ressent.
Luàna, tu es originaire du Kosovo. Comment as-tu appris à faire des courts-métrages ?
Luàna Bajrami : Je viens du Kosovo, et ce n’est pas pas du tout la même industrie. C’est très différent : quand j’ai commencé, j’ai appris à réaliser en tournant mes premiers films. Je ne suis pas allée en école de cinéma. J’ai commencé comme actrice, j’ai juste appris sur le plateau, je crois. Ma première ambition était de faire un long-métrage, même si j’ai fait quelques courts-métrages amateurs. Ces films étaient des tests, des expériences professionnelles pour moi. Je pense que le format des courts-métrages est beaucoup plus difficile à écrire que celui des longs-métrages parce qu’on n’a pas cette liberté de construire et de développer les éléments. Oui, je pense qu’il est plus difficile d’être puissant et efficace dans ce format.
Qu’as-tu l’impression d’avoir appris sur le tournage de ton premier court ? C’est une chose de jouer pour d’autres réalisateurs, c’en est une autre d’avoir sa propre équipe.
L.B. : J’ai appris beaucoup de choses lors de mon premier tournage. J’avais juste envie d’être dans un monde complètement différent, nouveau. C’était un test, je ne savais pas exactement comment faire. C’est plus instinctif qu’autre chose : c’était la première fois que je devais exposer précisément mes ambitions artistiques à propos de ce que j’avais écrit. J’ai aussi appris à gérer une équipe, parce que j’étais habituée à travailler seule.
Vous vous êtes rencontrés à Cannes. Quel a été votre intérêt à travailler ensemble ?
E.B : De mon côté, j’ai vu sa performance dans le film de Céline Sciamma, Portrait de la jeune fille en feu. J’ai vraiment aimé la façon dont elle jouait et l’intensité du film. Puis, j’ai vu un autre film, un court italien qui était à la Cinéfondation (Deux égarés sont morts de Tommaso Usberti, 2017). Nous avons de bons acteurs en Albanie, mais dans l’état actuel des choses, c’est difficile d’avoir beaucoup de choix. Si je trouve quelqu’un qui, à mon avis, peut exprimer certaines émotions, je développe son personnage. C’est ce qui s’est passé avec Luàna. J’ai écrit A Short Trip pour elle. Mon projet a commencé après l’avoir regardé jouer, j’ai été fasciné. D’une certaine manière, cela m’a aussi aidé à écrire. J’avais vraiment envie de travailler avec elle. J’avais une idée de ce que nous pouvions faire, de ce que nous pouvions accomplir ensemble. Il en a été de même pour le long-métrage que j’ai écrit, dans lequel elle jouera.
Et pour toi, Luàna ?
L.B. : Tout d’abord, j’étais curieuse de connaître le travail de Erenik et notre rencontre m’avait intriguée (rires) ! C’était marrant. Et bien sûr, j’aime soutenir les nouveaux talents. On ressentait un peu les mêmes sentiments, on avait le même regard sur certaines choses. J’étais fan de The Van, alors j’ai répondu : « Super, allons-y ». Nous étions également curieux de savoir comment cela allait fonctionner sur le plateau.
E.B : C’est exactement ça. Nous avions le même projet de film, c’est là que nous sommes devenus vraiment amis.
En quoi est-ce important pour vous de revenir d’où vous venez, de montrer la société dans laquelle vous avez grandi ?
L.B. : Je n’ai pas envie de revenir. J’ai envie de quitter les lieux. Cela a un impact assez puissant, car La Colline où rugissent les lionnes est le premier film qui parle de ce que l’on ressent au Kosovo. D’une certaine manière, j’y suis restée. Je pense que ce lieu et cette langue m’inspirent beaucoup. Maintenant, avec un peu de distance, je peux dire que cela a évidemment un impact, et que je suis fière d’avoir abordé la perspective de quelqu’un qui vient de chez moi. Mais j’insiste aussi sur l’aspect universel des choses : mes deux films sont deux histoires qui parlent de la jeunesse, c’est un peu les mêmes situations en France et au Kosovo. Tout vient de cette confrontation entre ce qui se passe en France, et ce qui se passe au Kosovo.
Tu filmes la jeunesse kosovare : que peux-tu dire à propos de son intérêt et de sa volonté à faire du cinéma ?
L.B. : Il y a une grande industrie qui est en train de se développer au Kosovo. Nous avons de nombreux réalisateurs très jeunes. Il existe une grande communauté d’artistes.
E.B : Mais c’est compliqué pour eux car le processus d’obtention de financement réel et le processus d’écriture sont très longs.
Luàna, est-ce qu’il y a des choses qui te manquent, que tu regrettes lorsque tu travailles avec des réalisateurs français ?
L.B. : Non, je ne regrette rien. Je pense que chaque fois qu’on rencontre un réalisateur, on doit déjà le connaître, parce qu’il travaillera à sa façon. En tant qu’actrice, il faut adapter les choses et essayer d’intégrer sa réflexion au lieu d’être simplement passive. Avec certains réalisateurs, il y a le feeling, tout devient authentique. Parfois même sans parler, juste avec un regard, on se comprend.
Tu as travaillé avec d’autres réalisateurs dont c’était le premier film, comme Samir Guesmi. Comment sélectionnes-tu les scénarios que tu reçois ? Maintenant que tu as plus d’expérience en tant que cinéaste, les choisis-tu différemment ?
L.B. : En tant qu’actrice, je n’aime pas être trop absorbée par le travail du réalisateur, trop intervenir. Mais bien sûr, cela a eu un impact à la fois sur mon travail d’actrice et de réalisatrice. Au début, je n’avais pas vraiment le choix. Mais après avoir entamé ma carrière, ce que j’avais en tête, c’était juste que je voulais créer des personnages qui n’étaient pas toujours les mêmes. Je voulais vivre des expériences différentes.
Sur vos plateaux respectifs, quels sont les défis les plus difficiles pour vous ?
E.B : Je pense que le grand défi est d’être dans le bon timing. On veut toujours consacrer plus de temps, plus de plans, plus de jours à nos projets. Ce que j’ai essayé de faire, même avec The Van, c’était de donner de l’espace à l’équipe. Je scénarise toujours tout avec le storyboard, mais je ne l’utilise pas à moins qu’il n’y ait un plan en particulier et que j’aie vraiment envie de le faire. Parfois, pour un plan différent, on doit se rendre à un autre endroit car le planning est très serré. Je pense donc que c’est un défi d’en faire toujours plus avec moins de temps. À l’heure actuelle, j’essaie d’être vraiment flexible pas seulement pour les acteurs, mais pour tous ceux qui sont impliqués dans le processus de création. Je veux qu’ils m’offrent quelque chose parce que je ne pense pas être la personne la plus sage du plateau. Je veux qu’ils se sentent vraiment libres de suggérer des choses et d’essayer. Et parfois, il faut vraiment prendre une décision.
L.B. : Oui, le temps est un défi. C’est drôle parce quand on écrit quelque chose, on projette puis on doit le rendre réel. Et parfois, il est difficile de savoir comment y arriver, surtout lorsque on a une vision, qu’elle ne fonctionne tout simplement pas dans la vraie vie et qu’on doit s’adapter.
E.B : Le plateau, c’est aussi résoudre des problèmes, quand tout n’est pas exactement comme on voudrait l’être. A ce moment-là, on se dit : « OK, ce n’est pas vraiment comme ça que j’y pensais, mais je dois trouver un moyen de le faire fonctionner ».
Cette manière de travailler influence-t-elle votre vie ?
E.B : On n’est pas les mêmes lorsqu’on entre sur le plateau, on se transforme. Dans la vie, je n’ai pas envie de décider, je laisse les autres choisir pour moi, sauf si c’est quelque chose que je veux vraiment, bien sûr.
L.B. : Je suis différente, et toi aussi, c’est dingue (rires) ! Mais ce qui est fou, c’est aussi le rapport entre réalité et fiction, parce que nous sommes toujours en train d’écrire quelque chose.
E.B : Oui, on passe de l’un à l’autre.
Etre en festival, c’est un petit peu comme être dans une bulle hors de la vie normale.
E.B : Ça fait du bien de partager et d’essayer de profiter. Je ne me sens ni bien ni mal, je m’y suis juste habitué.
Comment garder une certaine distance avec tout ce qui se passe ?
L.B. : Le film de Sciamma a été un tournant, mais je ne l’ai pas jamais envisagé de cette manière. Je n’ai pas été submergée par les événements. Même si même je suis fière d’être actrice et réalisatrice, j’essaie de ne pas prendre le melon, je suis trop concentrée sur le travail. Du moment où l’on choisit d’être réalisatrice, on sait qu’on n’aura pas une vie normale en partant au boulot à 8 heures et en revenant à la maison à 17 heures. C’est une relation totalement différente au temps, à la façon dont on organise son temps. On ne fonctionne par exemple pas par semaine ou par mois mais par projet.
E.B : En même temps, on a des délais et on doit rédiger un scénario. Dans la vraie vie, si je peux l’appeler ainsi, c’est comme si on pensait constamment au processus d’écriture parce que, bien sûr, même si le tournage prend cinq jours, en réalité, l’écriture prend des années. On est vraiment dans ce processus quotidien. Si je voyais cela comme un travail, je ne le ferais pas.
L.B. : Il n’y a pas le cinéma et la vie. Le cinéma, c’est la vie.
Quand vous étiez enfant, comment voyiez-vous le futur, votre futur ? Et quels conseils donneriez-vous aux nouvelles générations ?
E.B : Quand j’étais enfant, en Albanie, nous venions de sortir du communisme, c’est-à-dire d’un demi-siècle très difficile. Nous avions la télévision italienne et c’est comme ça que j’ai appris l’italien. A part ça, il n’y avait pas grand chose à faire sauf jouer au football. On passait tout notre temps à regarder des films. A un moment, je me souviens m’être dit : « OK, mais comment sont-ils faits ?” Et j’ai commencé à apprendre petit à petit. Il n’y avait pas Internet. J’ai donc lu des livres à la bibliothèque et j’ai commencé à comprendre le processus. Je crois que c’est arrivé comme ça. Mais sinon, mes parents m’ont dit que lorsque j’étais enfant, je voulais être pilote, mais je ne m’en souviens pas du tout.
Je ne sais pas trop quoi dire aux nouvelles générations. C’est difficile parce que j’avais l’habitude de regarder ce que les autres réalisateurs conseillaient et tout le monde donnait des conseils tellement différents ! Je pense que si je devais résumer, ce serait d’essayer de raconter l’histoire que vous aimez, de créer l’histoire la plus personnelle possible parce que vous allez y passer beaucoup de temps, voire des années. Je pense donc que c’est un processus qui consiste à essayer vraiment d’aimer votre histoire et à vous entraîner parce que c’est la seule manière d’apprendre. Mon autre conseil serait aussi de ne pas avoir peur de l’idée de faire des erreurs, car rien n’est aussi magnifique que d’accepter cela sur le plateau.
L.B. : Quand j’étais petite, je voulais tout être. J’avais envie de créer des choses comme les scientifiques, puis j’ai découvert la lecture, les histoires. Je voulais en raconter mais je ne savais pas comment. J’ai donc d’abord voulu être écrivain, journaliste, .… Puis à 10 ans, j’ai découvert le plateau de cinéma. C’était une évidence, c’était fou. Je le voyais comme un jeu. La caméra me fascinait, tout comme la possibilité de capturer le moment avec elle. J’imitais le travail des autres, j’essayais à ma façon.
Aux nouvelles générations, je leur dirais de foncer, de sauter le pas pour faire ce qu’elles aiment. Ayez confiance en vous-mêmes et imposez-vous dans l’industrie. Si je n’avais pas eu le soutien de mes proches et la confiance, je ne serais jamais devenue réalisatrice. J’avais la conviction que ça allait arriver, que ce n’était qu’une question de temps. Je voulais capturer le moment, et je n’avais pas peur de mes erreurs.
Que pensez-vous que les festivals vous ont apporté ?
L.B. : Un festival, surtout le premier auquel on assiste, c’est comme une fenêtre : on écrit seul, mais on écrit pour montrer son travail au plus de gens possibles.
E.B : A quoi bon faire des films pour les garder pour soi ? Le festival permet à de nombreuses personnes de voir notre travail, et c’est une belle chose. C’est curieux de voir comment beaucoup de gens de cultures différentes réagissent à nos histoires, et nous font voir des points de vue auxquels on n’avait jamais pensé. C’est le propre même du partage.
Propos recueillis par Katia Bayer
Retranscription : Mona Affholder