Conseiller en programmation à la Mostra depuis plus d’une dizaine d’années, le critique italien Mauro Gervasini s’occupe en particulier de la section Orizzonti qui regroupe à la fois les courts et les premiers longs sélectionnés à Venise. Dans cet entretien, il est question de programmation bien sûr mais aussi de territoires, de générations et de progression, d’exigence et de francophilie.
Format Court : Comment as-tu été amené à travailler dans la critique, à entrer dans ce triptyque du critique-programmateur-passeur ?
Mauro Gervasini : J’ai commencé comme journaliste dans un quotidien local, du côté de Milan. J’ai fait ma formation là-bas et puis je suis passé à un hebdomadaire très célèbre et populaire en Italie, Film Tv. J’ai été Rédacteur en chef, maintenant, je suis collaborateur. Pendant ces années-là, Alberto Barbera (ndlr : directeur artistique de la Mostra de Venise) m’a proposé de rejoindre l’équipe, vers 2012, ça a été ma première sélection. J’ai commencé tout de suite à m’intéresser aux courts-métrages. J’ai toujours eu un intérêt particulier pour ce format que j’ai essayé de cultiver.
Tu as été contacté pour mettre en valeur les courts, pour donner un nouveau souffle à la section Orizzonti ?
M.G : Orizzonti existait déjà et il y avait déjà des courts-métrages. Il n’y avait pas de limite de durée, maintenant, la limite est de 20 minutes. Alberto ne m’a pas demandé de rejoindre l’équipe pour les courts mais pour les longs. La première fois qu’on a discuté, c’était pour faire autre chose dans la sélection. Il s’est rendu compte que j’étais très intéressé par le court-métrage. Alors, on a décidé ensemble de continuer ce travail sur le court. Je ne fais pas seulement ça. À l’époque, il y avait Enrico Vannucci qui s’occupait de la présélection, Clara Vulpiani a pris le relais. On reçoit beaucoup de courts-métrages jusqu’à la fin du mois de mai, après le festival de Cannes. On commence à s’occuper de la présélection à ce moment.
Qu’est-ce qui distingue ce projet d’Orizzonti ? C’est une section qui rassemble à la fois les courts et les longs, qui sont d’ailleurs au même niveau.
M.G : Il s’agit d’une intuition d’Alberto Barbera d’avoir le même jury pour les longs et les courts. C’est notre façon de dire qu’ils sont au même niveau. Evidemment, Venise n’est pas un festival de courts-métrages, on en prend seulement 12-14 par an.
Orizzonti aurait pu s’appeler “nouveaux horizons”, “perspectives”, “explorations”… Est-ce que tu peux revenir sur ce terme ?
M.G : Le projet d’Orizzonti – l’horizon d’aujourd’hui – c’est d’ouvrir le regard aux choses nouvelles, pas seulement expérimentales ou de recherche. Aller chercher quelque chose de nouveau dans le cinéma de genre, le cinéma narratif aussi. C’est notre premier objectif. Avant, cette section était plus connotée comme une section expérimentale. Depuis une dizaine d’années, on a encore cette caractéristique de découverte de nouveaux réalisateurs. On veut voir toutes les choses qu’on peut, de tous les territoires, avec une attention particulière aux premiers films.
En quoi ton travail de critique a pu influencer ton travail de programmateur, et inversement ?
M.G : Comme programmateur, j’essaie de ne pas me faire trop influencer par mes goûts et les choses que je préfère. J’ai étudié intensément le cinéma français. J’ai publié il y a 20 ans le premier livre en français sur le polar, ça m’a donné la possibilité de connaître beaucoup de metteurs en scène et de collègues français. Le bagage culturel que j’ai comme critique – métier que je fais depuis 30 ans ! – est indubitablement présent. Mais je pense que c’est quelque chose d’important, c’est une valeur ajoutée.
Sortons de Venise un peu et regardons le territoire italien. Il y a une forme de frustration des réalisateurs ici qui ne réussissent pas toujours à faire exister leurs films.
M. G : On a beaucoup de festivals de courts en Italie mais il y a une difficulté à les distribuer et à les rendre visibles. Il y a quelques espaces dédiés sur la télévision publique mais à des horaires impossibles. Sinon il faut aller les chercher sur Youtube ou sur RaiPlay, le site internet de la télévision publique. Ce n’est jamais immédiat pour les trouver, ils ne sont pas sur la page d’accueil. On n’a pas Arte qui s’intéresse beaucoup plus aux courts-métrages et qui les met en valeur. Maintenant, quelque chose va changer. Un nouveau site de visionnement est très intéressé par les courts-métrages et ils ont besoin de remplir leur contenu. C’est effectivement le problème, c’est très difficile en Italie de voir des courts en dehors des festivals.
Est-ce qu’en 30 ans, tu as le sentiment que les choses ont changé dans le milieu de la critique ?
M. G : La critique a beaucoup changé, il y a sûrement une nouvelle génération. Je sais qu’il y a des jeunes qui vont voir les films avec un œil complètement différent de mes passions et de mes goûts initiaux. Je pense que c’est une question essentiellement générationnelle. Je ne saurais pas te dire en quoi la critique a changé sinon que la considération des moyens techniques est différente. Les jeunes ont une ouverture différente – mentale et de regard – vis-à-vis du cinéma, d’un cinéma fait au téléphone, en réalité virtuelle, avec de l’intelligence artificielle… Je suis encore un peu dans la case de la classicité. Par exemple, je vois beaucoup de choses tournées avec les nouveaux moyens de prises d’images numériques. Pour moi, c’est compliqué. Il y a des critiques, des journalistes et des collègues plus vieux que moi qui ont encore plus de difficultés à accepter et à comprendre ce genre de mouvements de la cinématographie.
En Italie, depuis les dix dernières années, les écoles de cinéma ont beaucoup évolué. On le voit très bien dans les courts-métrages parce qu’on en reçoit beaucoup plus, 150 par an. C’est pas mal pour l’Italie. À la Semaine de la Critique (ndlr : sur le modèle de la Semaine de la Critique cannoise, cette section mise en place par des critiques italiens a lieu en marge de la Mostra) aussi. Ils passent un court avant chaque long et surtout un court italien. Ils sont très attentifs à ce qui se déroule dans le contexte du court-métrage italien. Je sais qu’en France aussi il y a eu un changement de perspectives. Pour les critiques ici, nos trois points de référence restent Libé, les Inrocks et les Cahiers.
La critique italienne traditionnelle a toujours été francophone. Beaucoup des vieux maîtres ont étudié en France. Le premier, Paolo Mereghetti, qui a toujours été le critique du Corriere della Sera et qui est maintenant à la retraite ou Goffredo Fofi qui a écrit à Positif. La critique aujourd’hui est absolument anglophone et en Italie, on étudie moins le français à l’école. Mais la critique historique est francophone et francophile.
Comment les programmateurs de la Venise se positionnent-ils par rapport aux sélections des autres festivals, que ce soit en longs ou en courts ?
M.G : Il y a évidemment une compétition entre festivals. On fait notre sélection pour la première partie en parallèle avec Cannes et avec Locarno aussi. Ils clôturent leur sélection avant nous. Par la suite, on a peut-être un peu de compétition avec les festivals américains, mais ça concerne surtout les films des gros studios. Toronto, par exemple, a intérêt à avoir ces films, ça correspond à leur marché.
Est-ce que tu as des regrets ou des fiertés par rapport à des programmations que tu as faites ?
M.G : Il y a beaucoup de fiertés. Je suis très content qu’on ait pris il y a quelques années, en 2018, le film de Sara Fgaier, Les Années. Il a gagné l’EFA (European Film Awards) l’année suivante, j’étais très heureux. Il y a beaucoup de films… On se demande toujours si on a fait le bon choix en prenant un film ou en ne le prenant pas. C’est propre à la sélection, on ne peut pas les avoir tous et on doit choisir. C’est toujours compliqué. Toucher juste, c’est recueillir la complicité du public après les séances. J’aime voir les réactions du public, c’est très important pour moi. Travailler pour Orizzonti est prenant, c’est exigeant. Tu dois découvrir de nouvelles voix alors qu’en parallèle, tu as des auteurs et autrices célèbres en compétition internationale.
Tu as 12 ans d’expérience en tant que programmateur. Comment fais-tu pour ne pas te répéter, pour que chaque édition soit différente ? Comment à la fois imprimer sa patte et s’intégrer dans un historique ?
M.G : C’est une question surtout pour le directeur artistique. Selon moi, c’est lui qui doit conserver les liens avec le passé. Par exemple, en considérant toujours le cinéma italien. Venise est un festival international mais il a une grande histoire avec le cinéma italien. Comme Cannes avec le cinéma français. Il doit surtout rechercher une ligne éditoriale originale parce que le festival doit progresser. Il faut trouver cet équilibre entre le passé glorieux de la Mostra et le présent et peut-être le futur aussi.
As-tu le sentiment d’avoir rencontré des difficultés, que ce soit en programmation, par rapport à des enjeux de société ou dans le monde des festivals, un milieu fragile ?
M.G : Il y a beaucoup de défis, surtout au niveau du contenu, des défis culturels, cinématographiques. Je sais qu’il y a beaucoup de programmateurs qui sont mal payés ou pas payés. La seule réelle difficulté à laquelle je pense, c’est la quantité de films. Je pense que c’est commun à tous les festivals. C’est très difficile parce qu’il faut commencer la programmation bien en avant parce qu’il y a beaucoup de films. Pour être un bon programmateur, tu dois avoir le temps, la patience, la lucidité, la concentration. C’est parfois difficile de maintenir tout cela sur la durée. Je me suis aperçu par contre que j’ai appris beaucoup de choses et pas seulement en progressant dans la sélection, mais dans la relation avec les autres programmateurs. Le travail en équipe est la clé aussi.
Propos recueillis par Katia Bayer
Retranscription : Agathe Arnaud