En 1992, la Colombie traverse un moment historique difficile. La guerre contre le trafic de drogue prend des proportions massives et a des conséquences directes sur la vie des citoyens, tant dans les campagnes que dans les grandes villes, comme Bogotá, la capitale. Le gouvernement, des factions et les principaux cartels du monde, dont celui commandé par le légendaire trafiquant de cocaïne Pablo Escobar, s’attaquent en permanence. Seul représentant en compétition de l’Amérique latine parmi les courts-métrages de la Mostra de Venise, Bogotá Story de Esteban Pedraza dresse un portrait de la vie quotidienne d’un pays immergé dans un conflit armé interne à la fin du siècle dernier.
Une radio diffuse discrètement de la musique, le son étant étouffé par le cri puissant d’un bébé, que Pilar (Catalina Rey) semble ne pas entendre, hypnotisée par la lettre qu’elle lit. La jeune maman vient de recevoir une proposition de stage aux Etats-Unis, un conflit d’intérêts qui guide l’histoire du film. Elle va devoir discuter avec son mari des opportunités ou des pertes que ce déménagement peut entraîner pour eux trois.
Le dilemme familial se déroule au milieu d’événements effrayants mais banals dans le pays à l’époque, tels que le rationnement de l’énergie, les coupures de courant soudaines, les bombardements partout en ville. Utilisant l’image au service de l’histoire, Esteban Pedraza contextualise, tout au début de son film, le temps et l’espace de son œuvre à travers le parcours d’un fil électrique qui traverse la maison familiale typiquement latino-américaine de Pilar. L’installation qui relie le garage à la salle à manger est alimentée par l’électricité de la voiture, aidant ainsi la famille en cas de panne.
Deux raisons principales poussent la protagoniste à déménager aux États-Unis : le pays est un endroit où elle peut évoluer professionnellement d’une façon qui ne serait pas possible en Colombie. De plus, il y a le facteur qu’elle partage avec tous ses compatriotes et qui a amené plus d’un million de colombiens à émigrer entre 1985 et 1993 : la peur. Pilar craint de rester dans son pays et de mettre sa vie et celle de sa famille en danger.
La protagoniste de Bogotá Story semble vivre en 1992 avec la mentalité d’une femme de 2023. Regarder cet anachronisme produit un mélange de sentiments chez le spectateur. D’abord, le soulagement d’accompagner une protagoniste non stéréotypée, qui ne se conforme pas à l’idée de se consacrer uniquement au rôle de mère et épouse, mais qui souhaite l’équilibrer avec son indépendance personnelle. Ensuite, il y a l’angoisse de la voir prisonnière de son époque . Dans une société patriarcale, Pilar n’a pas peur d’être la principale pourvoyeuse de son foyer. Malgré son manque évident de talent en affaires, son mari Alejandro (Víctor Tarazona) refuse de quitter le magasin qu’il dirige, une entreprise familiale fondée par son père. Les racines familiales et la tradition sont de la plus haute importance pour lui. Le confort qu’il recherche ne lui est pas fourni par l’argent ou la carrière, mais par la proximité de sa famille dans sa ville natale, en vivant comme il l’a toujours fait. Les rôles de patriarche et de matriarche au sein d’une société traditionnelle semblent inversés dans la maison.
L’identité colombienne a été impactée par les événements historiques que le pays a vécu à la fin du 20ème siècle et au début du 21ème. Ce lien au pays se traduit dans le film à travers de nombreux aspects. Le réalisateur propose au public une visite à Bogotá, aussi visuelle que sonore. Le dispositif de la radio, utilisé à différents moments du récit, contextualise l’histoire, que ce soit par la musique ou les informations sur la guerre. Les images extérieures, des balades en voiture ou panoramiques qui captent la dimension de la capitale, sont vues sous le grain nostalgique du 16mm. Ces plans nous familiarisent avec l’endroit, transmettant un sentiment d’attachement à la ville qui, malgré les adversités, est celle des protagonistes.
Esteban Pedraza part d’une situation personnelle pour créer le scénario de Bogotá Story, qui est raconté par la fille de Pilar, devenue adulte. Avec un regard délicat qui fait plonger le public dans la vie des personnages, le réalisateur expose un panorama de l’histoire colombienne à travers le quotidien des citoyens, décrivant à la fois le confort de la maison et la peur de l’imprévisible. Le scénario est ancré dans un moment historique, mais reste actuel grâce à des protagonistes vraisemblables et complexes.