Après Aleksandra Odic (Allemagne) et Mai Vu (Royaume-Uni), Fatima Kaci (France) est la troisième réalisatrice à être récompensée à Cannes du prix Lights on Women. Ce prix est doté depuis trois ans par L’Oréal et attribué par Kate Winslet à un court-métrage réalisé par une femme en compétition au festival, à l’officielle ou à la Cinef.
Fatima Kaci vient de terminer son cursus en réalisation à la Fémis, avec son film de fin d’études La Voix des autres, sélectionné en mai à la Cinef. Ce moyen-métrage au scénario fort et à la tension palpable, s’intéresse au parcours personnel d’une interprète (jouée par Amira Chebli), au contact de personnes en demande de régularisation. Dans cet échange, la réalisatrice revient sur la frontière entre documentaire et fiction et les notions de place et d’exil.
Format Court : Pourquoi avoir choisi la Fémis ?
Fatima Kaci : Concrètement, la Fémis est gratuite car c’est une école publique. Pour ma part, je n’aurais pas eu les moyens de suivre une école privée. J’ai choisi la Fémis car on m’avait dit que Louis Lumière était plus axé sur la technique, et je ne pense pas que j’y aurais été acceptée. De plus, la Fémis organise un concours qui permet de mettre en avant les points de vue et les histoires de chacun, plutôt que de rechercher des profils techniques. La dimension artistique est donc plus forte dans le concours de la Fémis, tel qu’il est pensé, que dans celui de Louis Lumière, par exemple. Aussi, venant d’un milieu très éloigné de cette idée du « prestige » et de « l’excellence » je tenais à être précisément dans cet endroit là où on ne m’attendait pas.
Quelles études as-tu faites auparavant ?
F. K : J’ai étudié à l’Université Paris 8 où j’ai obtenu une licence en cinéma ainsi qu’un master en valorisation du patrimoine cinématographique. La valorisation des archives implique la restauration des films, la programmation, la mise en valeur du patrimoine et la réception des films. Ce qui m’intéresse, c’est le rapport entre l’accès à certaines archives oubliées et la diffusion d’un cinéma très marginalisé et indépendant, ainsi que la relation entre le cinéma et la politique. Mon mémoire, dans le cadre de ce master, portait sur le collectif Newsreel, un groupe de cinéastes américains (dont Robert Kramer faisait partie) qui a réalisé de nombreux films pendant la guerre du Vietnam et qui a documenté les luttes des années 70, les luttes de libération des minorités, soutenu les Black Panthers, la décolonisation… Les cinéastes pensaient la diffusion de leurs films dans des réseaux alternatifs, comme forme de « guérilla »…La question du cinéma en tant que médium et outil m’a beaucoup influencée dans mon travail de recherche.
Quel cinéma souhaites-tu défendre ?
F. K : Défendre mon cinéma, je ne sais pas, c’est plutôt défendre mon point de vue, l’endroit depuis lequel je m’exprime. Ce qui m’a intéressé au-delà des thématiques et des questions que je me pose, c’est vraiment la frontière entre le documentaire et la fiction, une certaine manière de fabriquer un film. J’ai fait des films qui tournent autour de la question de la place, de l’exil, du rapport aux institutions… Pendant mes trois premiers films, j’ai compris que je travaillais beaucoup sur ces sujets, car c’était ce qui m’intéressait spontanément. Je ne suis pas figée dans un genre de cinéma en particulier, mais il y a une certaine manière de travailler, ancrée dans le réel qui me stimule particulièrement. J’ai une cinéphilie très large.
Tu as réalisé deux premiers films à la Fémis, Terre d’ombres et Pièces détachées. Comment les as-tu mis en place ?
F. K : Le point de départ de ma réflexion a été l’absence, le manque de traces dans mon histoire personnelle. Un manque d’images, de récits…Mais c’était trop compliqué pour moi de faire un film à la première personne ou de travailler à partir d’archives personnelles car je n’en ai pas. Aussi, j’avais envie de redonner un sens politique à ces logiques d’effacement.
Je tournais en rond et je voulais faire un documentaire à ce sujet. C’est alors que j’ai découvert l’hôpital Avicenne à Bobigny qui a déjà été filmé aujourd’hui (dans La Permanence) par la cinéaste Alice Diop. Un hôpital datant de l’époque coloniale où l’on soignait les « indigènes » car ils n’avaient pas le droit de se soigner dans les hôpitaux publics. C’était par ailleurs à l’époque un lieu de contrôle politique des populations nord-africaines. Mon père dont je n’ai aucune trace était peut-être passé par cet hôpital. J’ai décidé d’y aller, d’abord surprise qu’il y ait un cimetière musulman (et non un carré) dans un pays qui défend une certaine idée de la « laicité » que mon film d’ailleurs déconstruit.
Cependant, quand je suis arrivée sur place, j’ai découvert une zone industrielle, une casse, un chantier. Un profond sentiment de relégation et d’oubli. C’était très étrange au début.
Forcément, je me suis intéressée à l’histoire de ce cimetière, j’ai fait des recherches et j’ai compris que le cimetière musulman était un lieu de mémoire important, construit en 37, durant l’Algérie francaise, la seconde guerre mondiale…Un témoin du rapport de la France à ses colonies. Cette réalisation a suscité en moi un intérêt profond surtout dans le contexte actuel où les discours de peurs se multiplient. La question de l’islam en France est constamment problématisée et c’est extrêmement important de rappeler que le rapport de la France à ce qu’elle nomme « islam » est étroitement liée à l’histoire coloniale. Les « indigènes » étaient appelés aussi les « musulmans ». Finalement, dans ce cimetière, mon film Terre d’ombres n’est en aucun cas un film sur le discours religieux et redonne à cet héritage de l’islam une dimension historique et politique ; j’ai un rapport qui m’est très singulier à la religion. C’est d’abord un film sur le rapport à l’exil et à la perte, à la terre… J’ai d’ailleurs rencontré une jeune femme dans le cimetière, elle m’a inspiré le récit de Pièces détachées.
Je suis convaincue que la question de l’absence et de la disparition des traces revêt une dimension politique indéniable. On y observe des mécanismes d’effacement qui sont étroitement liés à l’histoire coloniale. La réalisation de ce film me permet, à mon tour, de m’inscrire dans une histoire collective. Tout d’un coup il y a une histoire, la possibilité de faire récit depuis ces silences… Ces fragments d’histoires sont là dans ce lieu de mémoire oublié dont les gens prennent soin, malgré tout.
Dans La Voix des autres, ton film de fin d’études, le personnage est très seul.
F. K : La Voix des autres, c’est un peu ça aussi. Ce personnage, c’est une figure d’interprète, une passeuse. Moi, quelque part dans Terres d’ombres, je suis aussi une passeuse. On m’entend cueillir ces récits, il y a quelque chose de la transmission, de la passation et moi, je suis exactement dans cet entre deux-là de l’interprète dans La Voix des Autres.
Je m’inspire de mon environnement proche, de mon entourage, où je constate le rejet de personnes (en demande de papiers) qui ont effectivement passé ces entretiens. Cette procédure-là du récit implique de devoir, à un moment donné, se présenter à l’oral pour défendre un récit écrit et ainsi légitimer ou non la possibilité d’être protégé par l’État, d’obtenir l’asile, d’exister. Ce qui m’intéresse particulièrement dans ce sujet, c’est la relation entre l’existence, la légitimité et en même temps un cadre administratif extrêmement rigide, qui exige de faire rentrer son histoire dans une case. Cette tension est pour moi déjà du cinéma. Le film que je réalise se présente comme une mise en abyme du cinéma où il y a une certaine mise en scène lors de ces entretiens, de la tension, une exigence de conviction de la part des personnes concernées. C’est presque comme un « casting », comme dans un film, cela évoque vraiment le cinéma, toute cette dynamique liée aux enjeux de « représentations ». La construction de la figure « du bon » réfugié.
J’aimerais aborder la question de ton écriture sur le film. Tu as réussi à créer des confrontations en face-à-face. As-tu rencontré des personnes sur le terrain, y compris celles qui n’ont pas de papiers et as-tu assisté à ces moments d’échange ?
F. K : Mon inspiration provient des rencontres que j’ai faites à la fois dans mon entourage et bien sûr, pour construire ce film, j’ai également rencontré de nombreux interprètes professionnels et assisté à des audiences publiques, notamment à la Cour nationale du droit d’asile. C’est ainsi que j’ai construit mes personnages et que j’ai donné forme au film. Pour moi, le défi résidait dans le fait que, bien que ce soit un film basé sur la parole, il ne s’agissait pas d’un documentaire, mais bel et bien d’une fiction. L’objectif était de mettre en scène ces récits dans des espaces clos.
Certains films et réalisateurs m’ont beaucoup marquée. Par exemple, Le procès de Viviane Amsalem de Shlomi Elkabetz est un film incroyable à mes yeux. On est dans une mise en scène de la parole. Ensuite, en France, il y a une autre cinéaste qui est très importante pour moi : Alice Diop. La Permanence est aussi construit autour de ces voix et ces visages dans cet espace clos. J’avais donc en tête tout un imaginaire cinématographique autour de ces aspects : comment mettre en scène la parole et l’écoute ?
Comment perçois-tu la suite ? Tu penses au long, au court ?
F. K : Si je parviens à trouver un producteur ou une productrice qui m’accompagne, oui. Je pense que l’investissement, pour un long métrage ou un court métrage, peut être le même, en termes de temps notamment.
De nos jours, le financement d’un court métrage peut parfois prendre autant de temps que celui d’un long métrage. J’ai l’impression d’avoir acquis certaines expériences de tournage, même si je n’ai pas réalisé de longs métrages. Bien sûr, mes réalisations ont été faites dans le cadre de la Fémis, mais j’ai expérimenté la place et le travail de mise en scène. Je pense que si j’avais la possibilité de passer directement à un long métrage, je le ferai. Si je devais réaliser un court métrage, ce ne serait pas simplement pour en réaliser un, mais plutôt parce qu’il est important pour moi d’explorer quelque chose dans ce format spécifique. Si j’en ressens la nécessité, je le ferais. Mais ce n’est pas automatique pour moi.
Qu’est-ce que tu as le sentiment d’avoir appris à travers La Voix des autres ?
F. K : J’ai beaucoup appris, notamment à diriger à la fois des comédiens professionnels et des comédiens ayant très peu d’expérience. Pour moi, le plus grand défi était là. Ce que j’ai l’impression d’avoir saisi sur ce film, c’est que les gens sont très impliqués émotionnellement par ce que j’essaye de raconter. J’avais peur de leur demander de rejouer un dispositif très violent dans ce qu’ils ont vécus pour en faire une fiction. C’est un rapport très complexe avec les personnes, car il faut pouvoir transmettre l’idée que c’est à la fois eux-mêmes et des personnages, que c’est à la fois leur histoire réelle et de la fiction, et qu’il ne s’agit pas simplement de rejouer pour moi. J’ai beaucoup réécrit à partir de leurs récits, car ce n’est pas exactement leur histoire telle quelle mais je suis effectivement partie du vécu pour ensuite créer une certaine distance. Pour moi, si on fait du documentaire, il faut assumer ce point de vue, mais ce que j’ai fait, ce n’est pas juste du documentaire. Le dispositif est celui d’une fiction.
Pour moi, la fiction, c’est mettre en évidence des éléments qui pourraient être un peu noyés dans le réel. Ordonner, hiérarchiser… La question des silences m’intéresse. Par exemple, lorsque la jeune femme syrienne explique que la guerre, c’est le calme, ce n’est pas du documentaire. L’idée est de mettre en évidence, à travers les dialogues, les regards, les visages, les corps, des éléments qui pourraient passer inaperçus…
Comment as-tu abordé la question du scénario, sachant que ton sujet pouvait être « casse-gueule » ?
F.K. : Avec mon co-scénariste Pablo Léridon, nous avons réalisé plusieurs versions, des allers-retours. Pour ma part, j’avais toute la matière documentaire, puisque j’ai été sur le terrain, j’ai rencontré des personnes. J’ai écrit une première version. Ensuite, il a fallu structurer le récit, trouver la manière d’y introduire de la fiction, de construire la trajectoire de ce personnage. C’était bénéfique d’avoir un retour, de ne pas être seule dans ce processus.
J’ai choisi de prendre une actrice pour jouer le rôle principal de l’interprète. Je lui ai inventé une histoire, un passé. Je voulais raconter l’histoire d’une femme qui est constamment renvoyée à ses propres fantômes lorsqu’elle écoute les récits des autres. L’amener par indices à son histoire, de manière très subtile, c’est un véritable travail d’écriture que le scénariste et moi-même avons vraiment investis. Ce n’était pas simplement donner et révéler tout d’un coup. Ce personnage est mystérieux. Je ne voulais pas tout donner ainsi, tout expliquer. Je trouvais que c’était bien plus puissant de la relier et de comprendre qui elle était à travers les autres, précisément à travers sa manière de recevoir les récits des autres. Pour moi, nous étions au cœur de la problématique de l’interprète, car tous les gens que j’ai rencontrés sur le terrain me disaient que c’est très difficile : “Nous avons tous une histoire, mais lorsqu’on traduit pour les autres, on nous demande d’être objectifs. C’est comme si on devait parler sans porter nous même une histoire, comme si on était des robots.” C’est cette impossible neutralité que l’institution demande, qui est au cœur du problème. C’est une sorte de négociation entre une injonction institutionnelle et l’empathie. Et cela, c’est quelque chose d’assez universel, que tout le monde peut vivre.
Qu’est-ce que représente le prix Lights on Women que t’a attribué Kate Winslet à Cannes ?
F. K : Ça va m’aider très concrètement et Kate Winslet est une actrice incroyable qui a fait quelque chose de la place qu’elle occupe aujourd’hui. Et puis, c’est vraiment plus qu’un simple prix. On donne un coup de main, un coup de pouce à des réalisatrices, et là, en l’occurrence, ce prix représente aussi un soutien financier à l’écriture d’un futur projet. Par ailleurs, il y a aussi un accompagnement, une mise en lumière de mon film. Ce prix attribué par l’Oréal (dont Kate Winslet est Jury) investit dans l’idée d’accompagner l’émergence de certaines femmes réalisatrices et de rééquilibrer un peu l’égalité. Je saisis cette opportunité.
Propos recueillis : Katia Bayer. Retranscription : Agathe Arnaud