La réalisatrice Clémence Bouchereau vient d’obtenir le Prix André-Martin au Festival d’Annecy pour son film La Saison pourpre, également présenté cette année à la Semaine de la Critique. Dans ce film d’animation de dix minutes, elle nous fait suivre un groupe de petites filles, d’âges différents, livrées à elles-mêmes, qui tentent de survivre dans la mangrove. Elle utilise pour cela une technique rare, l’écran d’épingles, qu’elle a découverte lors d’un stage auprès de la réalisatrice québécoise Michèle Lemieux. Elle revient pour Format Court sur la fabrique de ce film et l’utilisation de cette technique si particulière. Le film sera projeté au Forum des images le 29 juin dans le cadre de la reprise du palmarès du Festival d’Annecy.
Comment s’est passé le Festival d’Annecy ?
Clémence Bouchereau : Très bien ! Le film a reçu le prix André-Martin, donc je suis hyper heureuse.
Que pensez-vous que ça va changer pour vous ?
C. B. : Je ne saurais pas dire. Je ne mesure pas vraiment. Ce que j’espère, c’est que ça va susciter autant l’envie du film que ma capacité à faire financer les prochains.
La Saison pourpre a été un film bien remarqué, puisqu’il a été aussi à la Semaine de la Critique. Il utilise une technique très particulière, l’écran d’épingles. Pourriez-vous nous présenter, de façon précise, cette technique ?
C. B. : J’ai utilisé un écran d’épingles, celui du CNC. Il a été acquis par le CNC grâce à la descendante d’Alexandre Alexeïeff [les inventeurs de l’écran d’épingles sont Alexandre Alexeïeff et Claire Parker, qui l’ont créé pour réaliser leur film Une Nuit sur le Mont Chauve en 1933]. Du coup, il y a un poids patrimonial [il n’existe que deux écrans d’épingles au monde, celui du CNC, surnommé « l’Epinette », et un autre à l’ONF (Office national du film) au Canada].
Au-delà de son histoire, c’est un objet assez imposant, qui nous dépasse et qui est composé de 270 000 épingles qui coulissent dans de petits tubes en plastique, tous posés les uns sur les autres. Tout cela est contenu, pressurisé dans une armature en fer. Il y a un projecteur qui éclaire cet écran. Quand je pousse les épingles, c’est la surface des tubes qui apparaît. Quand je les tire vers moi, il y a des nuances de gris qui vont jusqu’à des noirs purs si je tire au maximum. J’ai tendance, de manière générale, à utiliser des outils assez simples. Là, j’avais juste deux ampoules, une ampoule oblongue et une ampoule flamme, et avec ça, je venais modeler le bas-relief. Je dessinais une image en 2D qui était composée d’ombres portées et que je venais creuser dans l’écran d’épingles en travaillant devant et en ramenant les noirs par l’arrière, en ayant le bras derrière l’écran.
Vous parlez de dessin 2D : cela signifie-t-il que vous aviez un canevas avant de commencer à travailler sur les épingles ?
C. B. : Non, pas du tout. Quand je dis « dessin 2D », c’est juste que c’est un dessin qu’on pourrait voir sur une feuille, sauf que, en réalité, il est fabriqué en relief. Ce qui est sous l’angle photographique pourrait ressembler à une image papier au fusain. L’image vient de la matière. J’ai beau penser une composition, une fois que je suis sur l’écran, c’est là que je cherche les personnages, les décors. Petit à petit, l’image se construit, mais je ne peux pas anticiper le résultat sans être les mains dans la fabrication.
Vos œuvres précédentes (Chloé Van Herzeele, 2019 et Aux Gambettes gourmandes, 2012) travaillaient essentiellement l’animation de sable. Or, dans les épingles comme dans le sable, vous avez des éléments extrêmement fins. Jusqu’à quel point cette finesse de l’outil vous intéresse-t-elle ?
C. B. : Mon dernier film, Chloé Van Herzeele, est une coréalisation avec Anne-Sophie Girault. Avec ce film, j’ai l’impression d’avoir été au maximum de la technique en sable, de ce que je pouvais faire en termes de définition. On est vraiment arrivé à un rendu très fin, parce qu’on passe beaucoup de temps à tasser, à régulariser les mini dunes de sable qui composent le dessin et c’est très volatile : s’il y a un mauvais geste, le dessin s’éclate.
Sur l’écran d’épingles, ce n’est pas du tout la même chose. Il y a un rendu qui semble similaire, il y a tout de suite un modelé, quelque chose de très vaporeux et, en même temps, c’est très résistant. Il faut vraiment un mauvais geste pour que ça laisse une empreinte sur l’outil. Du coup, je peux être dans le geste du dessin, je peux le gratter, dessiner des traits avec une amplitude de gestes, là où le sable, il faut tout de suite retravailler le trait pour que ça puisse arriver à cette finesse-là. La complexité des gestes que j’ai pu avoir sur l’écran d’épingles, je n’aurais pas pu l’avoir en sable. Ce qu’on a réussi à faire sur Chloé, c’est beaucoup plus une finition des décors et des images fixes, mais tout ce qui est de l’ordre du mouvement est moins complexe que ce que j’ai réussi à faire sur l’écran d’épingles.
En même temps, sur Chloé [qui raconte l’histoire d’une exploitante de salle de cinéma qui fait découvrir à un journaliste les pellicules qu’elle conserve dans une cave], il y a un moment où on a le sentiment que les pellicules prennent vie, ce qui est de l’ordre du mouvement. L’impression que ça donne, c’est que c’est le travail sur la ténuité du sable qui donne ce rendu-là.
C. B. : Bien sûr, c’est très fin, mais la pratique en elle-même n’est pas la même. Il y a quelque chose qui m’intéresse dans ce rendu, qui est fascinant.
La technique de l’écran d’épingles vous impose de passer beaucoup de temps dans le noir, enfermée. Est-ce que vous avez le sentiment que ça vous a coupée du monde ou que c’était quelque chose de douloureux ?
C. B. : Oui, il y a eu des moments vraiment difficiles. On peut totalement se laisser happer par son imaginaire. A chaque fois que j’entrais dans l’atelier, j’étais dans l’ambiance de ce film, derrière cette mangrove, ces gamines, cette eau. Il faut pouvoir en sortir et, quand on baigne dans cet environnement-là et qu’il n’y a rien pour vous en extraire, on peut s’y oublier et, petit à petit, on peut presque se désocialiser. On vit dans un rêve qui se poursuit jour après jour. Du coup, j’ai cherché un équilibre tout du long. Il a fallu que je pose un cadre, avec des activités qui faisaient que je devais m’arrêter à tel moment.
Qu’est-ce qui vous a intéressée dans le fait de proposer un film qui se passe dans un univers naturel [la mangrove] alors que les autres [Aux Gambettes gourmandes, Chloé Van Herzeele] se déroulent plutôt dans des univers fabriqués par l’être humain [un restaurant ou la cave d’une salle de cinéma] ?
C. B. : Quand je travaille sur l’écran d’épingles, je suis très près de l’écran, si bien que je suis totalement plongée dans la vision que j’ai de mon image. J’ai tout de suite eu envie de dessiner des corps, de faire bouger des personnages. Quelque part, j’étais immobilisée et j’avais envie de mettre des corps en mouvement. Je pense que l’écran d’épingles a quelque chose d’hyper sensoriel : il y avait cette chaleur, le son aussi des ampoules… J’étais dans une fabrication déjà très sensorielle avant de démarrer.
Il y a aussi eu les confinements : je me souviens que, dans les moments de respiration, j’allais observer l’eau, j’allais au contact des arbres. Il y avait un contraste entre cet enfermement et le besoin de contact au vivant qui, peut-être, s’est répercuté dans la fabrication où j’étais de nouveau enfermée, de nouveau confinée.
La mangrove est-elle un univers naturel que vous connaissez bien ?
C. B. : Je ne le connais pas plus que ça. Enfin, je pense qu’il y a des souvenirs : j’ai fait un bac dans un lycée avec une option écologie et je me souviens que j’avais travaillé sur l’impact des piscicultures sur la mangrove à Madagascar. C’est fort possible qu’il y ait des réminiscences de ça, mais ça n’a pas été conscient. Je crois que je cherchais vraiment à construire un environnement naturel qui ne soit pas attendu, qui ne soit pas convenu : dessiner une mangrove, mais surtout pas faire un environnement coloré au niveau sonore, avec des oiseaux… Que ce soit très rude. Déjà, là, il y a un contraste. Et j’avais envie de suggérer des arbres nus, de ne pas montrer de feuilles, mais je sentais que je n’avais pas envie de dessiner les branches, donc les racines m’intéressaient. Ensuite, il faut une certaine dextérité pour pouvoir évoluer dans cet environnement, donc ça avait tout de suite mis en jeu la souplesse des fillettes et leur habileté dans un environnement qui n’est pas forcément accueillant.
Pourquoi cet univers de petites filles qui vivent entre elles ?
C. B. : C’est venu de façon assez inconsciente. Je n’ai pas pensé les thématiques que j’allais vouloir aborder. C’est dans le premier mois de résidence avec l’écran d’épingles que j’ai eu envie de dessiner des enfants, des décors de la nature. J’ai sorti différentes images : une oie qui est transpercée, ces petites amazones [les petites filles du film], un corps sur des nénuphars qui était quasiment mort, immobile… Et c’est à la fin de ce mois de mise en perspective que je me suis dit : « Là, il y a une histoire. Tu vas parler de l’adolescence, de l’histoire d’un passage ». On vit dans un monde très violent, on se protège comme on peut et, là, c’est une part de moi qui a rejailli. Il y a une part d’enfance ressentie qui n’est pas de l’ordre du souvenir, mais qui a rejailli. Je me reconnais dans ce groupe de petites filles : elles sont côte à côte, pas forcément solidaires. Leur environnement n’est pas menaçant, la seule menace vient d’elles-mêmes. En même temps, il y a de la sororité. Elles sont toutes d’un âge différent, c’est un portrait composite.
Comment avez-vous travaillé la bande-son ?
C. B. : Ça, c’était un travail passionnant. Ça a été fait avec Pierre Sauze [avec qui elle avait déjà travaillé sur Chloé Van Herzeele] ; il était aux commandes, moi j’étais sur le siège passager. On a vraiment pensé [la bande-son] très tôt, très en amont, au bout de six mois de fabrication. On a été prendre dans une ferme des sons d’oies. Là, j’ai eu cette sensation de ce qu’est un cri d’oie, ce qui est quand même quelque chose, ce n’est pas un canard, ça teinte tout de suite ce que va être le film. En même temps, il m’a envoyé des sons d’éléments naturels pour que je m’imprègne de l’ambiance. Par la suite, on a été faire des prises. Quand le film a été suffisamment avancé, six mois avant la fin, on a été dans un lac en Ardèche et, là, j’ai fait tous les mouvements dans l’eau pour qu’on puisse avoir une ouverture en extérieur.
Après, la post-prod s’est faite à Strasbourg. Là, il y a eu dix jours où j’accompagnais Pierre sur les bruitages. Il m’a dirigée, il m’expliquait son processus de travail. On est venu structurer tout ça main dans la main et ça a été passionnant pour moi. Je me suis rendu compte que j’avais pensé très fort l’écriture sonore en amont et, là, on a perçu tous les deux à quel point le son faisait vivre le film, parce qu’il y a énormément de hors-champs qu’on n’avait pas décelés avant de se lancer dans le montage.
Vous avez des idées de votre prochain film ?
C. B. : Je crois que, après ces deux films [Chloé Van Herzeele et La Saison pourpre], j’aurai probablement envie de quelque chose de plus lâché, de plus simple… On verra !
Vous avez une petite idée ?
C. B. : Non, mais j’ai plutôt envie d’aller vers de la couleur. Le noir et blanc, avec ce rendu très similaire, je crois que c’est bon pour moi. Je pense que je vais avoir beaucoup de temps d’expérimentation. C’est très peu défini, mais je sens que j’ai besoin d’explorer de nouveaux médiums.
Propos recueillis par Julia Wahl
Article associé : la critique du film