Instant suspendu de la réalité, où s’exercent librement nos fantasmes et les méandres de notre imagination, le sommeil constitue cette porte, ce passage vers un au-delà proche et irréel. Ce voyage est si fragile qu’il s’arrête au moindre clignement de cils. Fanny, l’infirmière protagoniste de Midnight Skin, fait toutes les nuits, le même rêve étrange. Transportée dans une forêt trouble, elle se transforme petit à petit en arbre. L’obsession tourne au cauchemar, le cauchemar en réalité ; à son réveil, ce n’est pas le drap chaud qu’elle retrouve, mais de la terre, des branches et des racines. À ses pieds, dans sa bouche, poussant sur son dos. Présenté à la Semaine de la Critique 2023 en séance spéciale, Midnight Skin est un court-métrage de 40 minutes réalisé par le Grec Manolis Mavris.
Oscillant entre le drame, l’horreur et le fantastique, le réalisateur condense un fait surnaturel (une femme se transformant en arbre) dans une oeuvre organique, anxiogène et poétique. Les violons stridents dans les plans couverts de feuillages nous font douter du caractère inoffensif de ce sommeil dans lequel Fanny se plonge d’abord avec tant de facilité. Hypnotisante, la forêt pénètre en nous par son tronc devenu ventre respirant et par l’angoisse provoquée par la vue de Fanny, désorientée, en pyjama, errant dans les bois. La solitude est un thème se révélant particulièrement frappant dans ce court-métrage ; Fanny est seule, déambulant dans les couloirs de l’hôpital public où elle travaille ou encore dans sa cuisine froide où elle se cloître le soir.
Le tragique provient ainsi de l’impossibilité de se confier, d’être soutenue dans cette inexorable métamorphose qui la contamine de jour en jour. Midnight Skin est un magnifique hommage au genre même du fantastique, dans sa subtile sobriété ; le surgissement de l’extraordinaire dans la banalité d’un quotidien. La tension ne réside pas de la recherche d’une cause rationnelle, mais se creuse progressivement quant à l’incertitude du moment de ce surgissement ; étant infirmière, Fanny est au contact direct et vital avec les patients, alors même qu’elle porte la mort en elle. Et puis le cauchemar commence à contaminer la réalité, dans le lit, dans le corps, face à la table d’opération.
Cette perte d’identité avait déjà été développée dans le court-métrage de Manolis Mavris, Brutalia, Days of Labour, présenté à la Semaine de la Critique 2021. Si l’utilisation de split-screens et d’une voix off contraste avec le silence de Midnight Skin, Brutalia met en scène des jeunes filles travaillant sans relâche telles des abeilles dans une ruche où les liens entre l’organique et le psychique façonnent les thèmes obsessionnels plus tard retrouvés dans Midnight Skin.
Le rythme lent de la narration aggrave ce passage vers cette idée obsédante qui prend racine dans le dos de Fanny, à chaque fois qu’elle s’endort. Le film joue néanmoins sur des enjeux troubles, basculant subtilement dans un récit empreint de poésie dans ces plans de nuit où Fanny erre seule dans les rues festives de la ville ; l’absence de dialogue et la relation étrange entre le corps de Fanny et les éléments organiques environnants nous embarque dans un voyage onirique d’une grande justesse. De la toile menaçante du Cauchemar de Füssli à la Métamorphose de Daphné en laurier narrée par Ovide et sculptée par Bernini, Manolis Mavris rend hommage aux mythes littéraires et picturaux de l’Histoire par un court-métrage fantastique, dans tous les sens du terme.