La sortie nationale ce mercredi de Aftersun – dont la visibilité en salles est longtemps restée incertaine en tant que film estampillé MUBI jusqu’à ce que Condor se positionne officiellement dessus – nous permet de revenir vers la plus belle révélation de la Semaine de la Critique 2022. La britannique Charlotte Wells s’était construite une réputation au Royaume-Uni grâce à ses réalisations étudiantes, Yesterday (2016), Laps (2017), et Blue Christmas (2017), tout en restant confidentielle en France. Tous trois visibles en ligne (https://charlotte-wells.com/), ces films tiennent en germe la singularité thématique et la visée de mise en scène de son autrice, et un visionnage rétroactif permet de souligner la prise en puissance de la cinéaste lors de son passage brillant au long métrage.
Le fétichisme appliqué et granuleux de Aftersun aurait pu être le meilleur argument contre sa réussite. Sa reconstitution vestimentaire à la limite du malhonnête – tout le monde n’était pas si boursouflé de style à la fin des années 1990 -, ses choix musicaux clicheteux culminant dans une inévitable scène de karaoké, et la pellicule toute dévouée à sublimer les effets du soleil sur la peau rousse et sexy de Paul Mescal sont autant d’éléments suspects. Quoi faire d’un film qui dispose ses effets avec une telle évidente délicatesse, et qui se dérobe au conflit ? Il se découvre avec un a priori et un réflexe critique : irrité d’avance par son charme et ses couleurs, agacé par principe de cet irrésistible couple père-fille. Erreur de jugement tant Aftersun est une splendeur.
Cette préliminaire scénique est un cheval de Troie émotionnel : il faut en passer par l’émerveillement de sa nostalgie solaire pour s’en prendre plus fort les coups. C’est en disposant du trouble dans les scènes (longueurs de plan louches et faux contre-champs) ou entre les scènes (sens prononcé de l’ellipse et structure narrative dissonante) que le projet du film se révèle. ça, et son usage systématique des différents dispositifs de captation d’images propres aux vacanciers de la fin du siècle dernier. Les caméras DV, appareils Kodad jetables ou Polaroid sont les outils d’une compréhension de la disjonction entre le réel des images et des souvenirs. La disposition physique des outils de captation du réel et du souvenir permet une matérialité qui faisait cruellement défaut aux travaux de Charlotte Wells dans ses travaux courts. Àtitre d’exemple, Yesterday faisait signifier l’absence du père sur un mode exclusivement allégorique, substituant toute incarnation par des totems disposés un bout à l’autre du film – remplaçant le personnage par ses objets (une guitare désaccordée, des habits ou des meubles) sans que la mise en scène jamais ne parvienne à matérialiser le deuil, et avec une fragilité bien moins émancipatrice que celle de Aftersun.
Or, ce sont bien les incarnations qui font la grâce de Aftersun. Le travail mené avec ses acteur·ices est à saluer pour sa permissivité, laissant à voir des corps agissant en liberté. Frankie Corio (Sophie) comme Paul Mescal (Calum, son père) avancent dans le film avec une latitude trop rarement offerte, surtout dans un cinéma anglo-saxon dominé par un horizon de performance. Ils sont amplis des marottes scéniques du film tout en étant amplifiés par elles, se prêtant volontiers au jeu du dispositif d’écrans multiples (ils se filment, se photographient, se regardent) tout en en étant les captifs imprévus (cette scène dans le premier quart qui fait comprendre combien Aftersun est précieux: un dialogue en plan-séquence dans le reflet noir d’une télé cathodique, triple signifiant de l’intimité révolue, de la matérialisation du souvenir, et de l’implicite dépressif du film). Si Wells cite volontiers Somewhere, le personnage de Sophie est une mutation sociologiquement incarnée de son pendant chez Coppola, portant avec elle tout un habitus de classe moyenne. C’est de façon analogue qu’elle s’accapare des anachronismes du corps : elle exagère les curiosités de la jeunesse du père (un trentenaire avec un corps qui en crie dix de moins, ce qui est relevé dans la diégèse par des adolescents qui voient en Calum le grand frère de Sophie), et la précocité d’une enfant construite en réaction à la juvénilité de ses parents.
Le film est empreint de la curiosité d’une peinture de moeurs – alors que tout le décor du film (un camp de vacances pour britanniques en Turquie) exhibait son artificialité, on se surprend que la fille balance à son père : “Arrête de me promettre de me payer des trucs alors que t’as pas de thunes”. On aurait dû le comprendre, dans ce village de vacances sans exubérance à sa piscine près, trop jeune et bruyante pour une clientèle fortunée, mais bien trop impersonnelle pour coïncider avec un goût bourgeois. C’est une zone d’entre-deux, encore le Royaume-Uni mais dans une Turquie qui n’apparaît jamais vraiment : chez un marchand de tapis qui offre l’occasion à ses personnages de baragouiner trois mots en trucs, ou par le prisme d’un drapeau planté timidement derrière le bar à Caïpirinha. La peau mate du personnel de l’hôtel ne fait, elle, pas illusion, tant elle tranche avec celles des britanniques en vacances, rôtis par le soleil ou peinturlurés de crème à UV. Ces codes d’un cinéma de vacances ordinairement bourgeois sont travaillés en conscience, et Aftersun s’émancipe de l’élégance naturelle du film d’été par la brutalité d’une mélancolie jamais feinte. Cette structure pré-existait dans le court Blue Christmas, qui partait d’une fable de Noël pour révéler la cruauté passive d’un prêteur sur gages, et la douleur de sa vie avec sa femme psychotique, ambiance Cassavetes.
Aftersun est le premier (!) long-métrage d’une metteuse en scène qui risque de compter. En refusant l’ordre narratif, Charlotte Wells parvient à dégager un film d’été troublant, puissant dans sa saisie des interstices du souvenir, et qui questionne l’héritage de la mélancolie comme celui des souvenirs heureux: ma détresse est-elle visible dans les images que je collecte ?