Avec Haut les cœurs, son premier court-métrage, Adrian Moyse Dullin nous dresse un portrait des histoires d’amours chez les pré-ados à l’heure du numérique. Filmé entièrement dans un bus, un espace clos et oppressant, devenant un personnage à part entière du film, Haut les cœurs raconte l’histoire de Mahdi, pressé par sa sœur et sa meilleure amie de dévoiler ses sentiments à Jada. Adrian Moyse Dullin interroge entre autres dans ce film les rapports amoureux, la masculinité et les stéréotypes de genre.
À l’occasion de sa nomination aux César dans la catégorie « meilleur court-métrage » et à quelques jours de la cérémonie, nous avons interviewé Adrian à Paris. Il nous parle de son parcours, de ses projets, de ses désirs de cinéma et de sa façon de travailler.
Format Court : Est-ce que tu peux nous parler de ton parcours ? Qu’as-tu fait avant de réaliser ce film ?
Adrian Moyse Dullin : J’ai fait des études plutôt littéraires : une licence de philosophie, et en parallèle une licence Cinéma/Théâtre. Puis, j’ai fait un Master à Sciences-Po Grenoble. Je n’ai pas fait d’école d’art au sens propre. À un moment, je voulais plutôt être prof de philo, mais l’exigence d’un parcours académique me faisait un peu peur. Je ne voulais pas forcément faire de carrière artistique mais paradoxalement je sentais que j’avais une nécessité à cet endroit, mais je ne savais pas comment ça marchait.
Je viens d’une famille de classe moyenne qui n’a pas fait beaucoup d’études et qui n’a pas du tout ces codes-là. Tout était assez nouveau pour moi quand je suis arrivé à Paris. Je voulais travailler dans le milieu culturel, mais je ne savais pas à quel endroit. Il m’a fallu du temps pour comprendre les codes et où je pouvais me sentir à ma place. Il m’a fallu ensuite du temps pour que je m’autorise à écrire. Mais je pense que beaucoup d’auteurs passent par ces sentiments : avoir honte ou ne pas se sentir légitime. Il s’agit aussi de partir d’une émotion qui nous est propre, être sincère, se glisser dans les personnages puis cacher un peu tout ça derrière du romanesque…! C’est un travail minutieux de bien cacher ses émotions dans un projet.
Heureusement, il n’y a pas que les études qui nous définissent, mais peut-être que ça nous donne une grille de lecture dont il faut aussi savoir s’émanciper. Je dois dire que la philosophie, c’est très important pour moi car de ma petite expérience, quand je réfléchis aux films que je pourrais faire, je réfléchis aussi en terme de concepts philosophiques qui y sont débattus. Quand j’écris, je m’amuse parfois à imaginer le scénario comme une dissertation… Thèse, antithèse, synthèse ! Mon Dieu, ça parait tellement scolaire, dit comme ça !
Les philosophes utilisent beaucoup d’allégories pour donner corps à leurs idées. Les récits permettent de donner une image concrète à une notion morale qui est parfois abstraite. J’aime bien cette culture de la fable chez les philosophes ou les religieux. Ensuite, il y a mon histoire familiale. J’ai perdu mon père très jeune, de façon dramatique et ça me constitue. C’est le point de départ et le sujet de mon prochain film d’ailleurs.
Je peux aussi dire que ma première grande émotion au cinéma a été Titanic. Comme beaucoup de gens de ma génération. Je l’ai vu tellement de fois. J’avais 10 ans quand le film est sorti. C’était un événement. La mère de ma meilleure amie qui était ma voisine dirigeait le ciné-club du quartier et quand elle nous gardait, on traînait beaucoup au cinéma et à chaque fois que Titanic repassait, on y retournait. Ensuite, adolescent, j’ai découvert d’autres cinémas qui m’ont passionné. Les Dardenne, Kieslowski, Audiard ou encore les frères Coen par exemple.
D’où t’est venue l’idée de faire ce film avec un seul décor, un huis clos ?
A.M.D.: J’avais envie de raconter l’histoire d’un personnage qui s’émancipe du regard des autres, qui a peur d’aller au bout de son désir, qui a une angoisse et une honte très forte de lui et de son désir, de ce qu’il ressent. Un personnage qui vit un peu les choses pour lui mais qui a du mal à les exprimer. J’aimais aussi beaucoup le personnage de Kenza dans le film. Elle a un usage intrusif des réseaux, mais surtout c’est la figure du « coach » qui m’intéressait. Un personnage qui n’arrive pas à être sincère, à être juste alors qu’il pousse les autres à l’être. C’est aussi un caractère qui fait écho à la thématique. Au lieu d’être sincère, on se cache derrière des représentations ou des valeurs morales et des stéréotypes qui nous rassurent. Et puis, ça m’amusait aussi de discuter des stéréotypes de genre, de la bonne façon de faire une déclaration d’amour : les codes et les dogmes autour de la séduction. Voir à quel endroit dans une déclaration d’amour on va vers sa propre sincérité, sa propre vérité. Voir aussi comment on s’émancipe de tous ces clichés pour accéder à soi, à ce qu’on ressent, s’émanciper des représentations. Ça vaut aussi pour la création, la sexualité, la philosophie…
Souvent, quand j’écris, il y a plusieurs choses qui se télescopent. J’avais dés le début du projet, l’idée de la scène finale du film ou je pouvais jouer avec la « matière du cinéma ». Il y a dans cette scène un chassé-croisé de point de vues. Une compréhension multiple de l’histoire : celle de Mahdi et Jada sur le trottoir, celle des spectateurs du bus et des réseaux sociaux. Chacun a sa propre vérité. Une scène qui posait cette question : comment le regard des autres modèlent nos actions ? J’étais vraiment excité à l’idée de tourner cette scène et je ne savais pas si elle allait marcher visuellement.
Concernant le bus, j’aimais beaucoup l’idée du huis clos, pas simplement pour l’aspect technique mais surtout parce qu’il dit quelque chose du personnage principal. Il se sent piégé par le bus, perçu comme espace mental, paranoïaque. Un petit théâtre où tout ce qu’on fait dedans se voit. Et comme le personnage est terrifié par le regard des autres, il va devoir traverser son angoisse.
Avec Emma Benestan avec qui j’ai co-écrit le scénario, on a tout fait pour ne pas sortir de ce bus, pour rester enfermé dedans. Comme dans un thriller, le bus devient un personnage qui met la pression…
J’ai pris beaucoup le bus quand j’étais adolescent. Pour aller au collège et au lycée. Il s’y passait toujours des choses. Plein de péripéties me sont arrivées dans des bus à cet âge-là. C’était aussi un temps suspendu entre l’autorité du collège et celle de la cellule familiale.
Le bus, c’était une zone de non droit. Il n’y avait pas de régulateur. C’était la jungle, l’endroit où les pulsions primaires se manifestaient. Il devenait parfois le théâtre d’harcèlement, d’humiliations ou de révélations. Bref, c’est un espace vraiment intéressant à analyser. Après, j’écris également beaucoup à partir des décors… Par exemple, mon prochain film, je l’écris à partir d’une plage, un espace de normativité, où l’on affiche les corps.
Tu as été épaulé sur le scénario par Emma Benestan. À quel moment est-t-elle arrivée et comment t’a-t-elle aidé dans l’écriture et la co-scénarisation ?
A.M.D.: Elle m’a énormément aidé, elle a été décisive. On était au stade du dialogué, j’avais déjà une version de scénario avec une histoire qui se passait dans un bus avec des jeunes qui discutent de la meilleure manière de se faire une bonne déclaration d’amour. J’avais la trame du film. J’étais déjà embarqué avec mon producteur (Punchline Cinema) et je cherchais vraiment à rentrer encore plus en profondeur dans l’intériorité des personnages, dans les situations et dans la thématique des stéréotypes de genres.
Emma, elle, avait déjà travaillé avec des jeunes, elle avait l’expérience de ce type de film et surtout elle m’a aidé à explorer les personnages en profondeur. Elle aime beaucoup les comédies romantiques. On a les mêmes goûts pour les mêmes cinéastes qui sur le papier sont très différents. De Rohmer à Kechiche, en passant par Salvadori ou encore Douglas Sirk qu’Emma adore. On aime les personnages qui mentent, qui disent l’inverse de ce qu’ils pensent, tout un cinéma que moi j’aime et auquel on pensait en écrivant. Des mélodrames, des comédies romantiques, des drames. On a eu un vrai échange intellectuel. On a vraiment beaucoup discuté du fond du film, des thématiques, de la honte, de la virilité, de la fragilité, de la vulnérabilité, de ce qu’on a essayé de mettre dans les personnages, de les charger. J’ai tellement aimé écrire avec elle que j’ai eu envie d’écrire mon prochain film avec elle et j’ai eu de la chance qu’elle accepte.
Comment s’est passée la rencontre avec tes producteurs.rices ?
A.M.D.: C’est Victor Seguin qui a travaillé avec Lucas Tothe chez Punchline qui nous a mis en relation. J’ai fait lire mon scénario à Victor et il m’a aiguillé vers Punchline Cinema. Ils avaient déjà tourné Marlon de Jessica Palud ensemble. J’avais adoré ce film. Il m’a dit que Lucas serait vraiment le bon producteur pour ce film, que ça allait lui plaire. Je lui ai envoyé le projet et il m’a rappelé le lendemain. C’était fou. On a signé assez vite. Je pense que ce qu’il l’a touché, c’est de discuter de ces thématiques de la virilité, de l’adolescence. Ses films parlent beaucoup de ça.
Ce sont des sujets qui me passionnent : comment à partir du collège, la masculinité se construit parfois de façon toxique, comment des jeunes garçons arrêtent progressivement de se parler de leurs émotions entre eux ? Comment aussi, à cet âge-là la puberté sépare les hommes et les femmes. J’ai vu un documentaire sur Jane Campion et elle dit quelque chose de très inspirant : « la puberté sépare les hommes et les femmes. Toute leur vie, ensuite, les hommes et les femmes passent leur temps à essayer de se retrouver ». J’ai trouvé ça super beau et je pense qu’avec Lucas, on a ce même goût d’aller explorer cela. Et puis, j’imagine que pour un producteur, c’est excitant, ce challenge de tourner intégralement dans un bus et de faire du casting sauvage !
En parlant de casting justement, comment avez-vous trouvé les acteurs du film ?
A.M.D.: Marion Peyret a fait le casting. Elle a fait un travail incroyable, en plein confinement. On a commencé le casting en février 2020. Pendant un mois, on a commencé à chercher en agence. Quelques mois plus tard, nous sommes partis en casting sauvage. Ça été très long de trouver la bonne combinaison d’actrices et acteurs, mais surtout d’aller caster aux bons endroits. On était en plein confinement, donc on a du être malin, on a passé des annonces sur les réseaux mais surtout trouver des relais qui allaient nous aider à diffuser nos annonces tels les grands frères, les grandes soeurs… Le travail de Marion a été décisif. Ensuite, le casting trouvé, il a fallu former les personnes qu’on a retenues…. Et ça a été une sacrée aventure. Aucun n’avait joué, ni fait de théâtre. Nous avons passé plusieurs semaines à travailler. J’ai fait aussi intervenir Eleonore Gurrey qui fait du coaching d’acteurs. Elle leur a fait faire des exercices de théâtre, plein de jeux. Son travail a été très important aussi. On a ensuite travaillé l’intelligence émotionnelle de chacun mais aussi la cohésion du groupe. Il fallait qu’on y croit, qu’ils sont frères et soeurs et meilleures amies. On a donc travaillé les interactions entre les personnages dans d’autres situations que celles du scénario. On s’est imaginé des scènes familiales, des scènes entre copains et copines, à l’école, au sport, chez eux tout seuls. On s’est raconté plein de choses qui ne sont pas dans le film mais qui sont venus nourrir l’interprétation de leurs personnages. On a fait plein d’improvisations hors champs, très peu sur les situations du film car j’avais peur d’user le texte. Ce travail là a été très important car il a permis aux acteurs et actrices de s’imprégner de leurs personnages, de les ancrer dans un réel multidimensionnel. Puis, j’ai passé beaucoup de temps avec eux, pas forcément à travailler mais à aller faire des blagues, à aller au McDo, à traîner un peu ensemble avec eux et leurs potes. On se racontait nos histoires, on s’imprégnait de l’univers des uns et des autres. Je leur ai beaucoup parlé de l’univers de leurs personnages. J’ai aussi fait en sorte qu’ils puissent se réapproprier leurs rôles et qu’ils aient envie de les défendre.
Vous avez tourné à cheval sur un confinement, comment s’est déroulée l’ambiance sur le tournage ?
A.M.D.: On a tourné en plein deuxième confinement en novembre 2020, on avait évidemment très peur que quelqu’un tombe malade. Nous étions enfermés dans un bus pendant 10 heures et bien content de sortir à la fin de la journée ! Avec les acteurs, le gros du travail avait été fait en prépa et le tournage a été très rapide, il a duré 5 jours. On n’a pas eu le temps d’essayer beaucoup de pistes de jeux sur le tournage. On a vraiment bénéficié du travail de préparation qu’on a fait en amont avec les acteurs et le chef opérateur Augustin Barbaroux. Il est très fort en caméra à l’épaule et il sent très fort les émotions. Il a amené cette fluidité à l’image. Je voulais que la caméra donne l’impression d’être dans le groupe avec les acteurs. Puis, on a réfléchi à la meilleurs grammaire visuelle pour donner à voir l’angoisse du personnage principal. On a volontairement choisi un bus très grand et tourné en longue focale les scènes qui ne sont pas dialoguées, dans le but de cloisonner les espaces.
Qu’est-ce que ça représente pour toi d’être dans le dernier carré des César et comment vis-tu ces dernières semaines, cette dernière ligne droite avant la cérémonie ?
A.M.D.: C’est un privilège d’être nommé aux César. C’est un cadeau pour le film et ça lui donne une grande visibilité ! C’est très angoissant aussi parce que c’est une responsabilité, c’est une grosse machine et aussi une émission de TV… Mais ce n’est que du bonus ! Moi, je n’ai pas du tout grandi dans une famille ou l’on regardait les César et la première fois que j’ai regardé la cérémonie en entier, c’était l’année dernière car j’avais des amis nommés. Bien sûr, avant je regardais les discours des personnalités récompensées car je trouve toujours ça inspirant, mais là, je vais vivre ça de l’intérieur pour la première fois, j’ai hâte de voir ça. Ce que je peux dire aussi et que j’ai retenu depuis les nominations, c’est les rencontres qu’elles ont provoqué. Ça c’est exceptionnel, c’est une vraie chance ! Après, beaucoup de films formidables n’y sont pas et moi, je veux surtout pouvoir continuer à faire des films. Je prends cette nomination comme une récompense pour le travail effectué sur ce film et surtout un encouragement à en écrire d’autres.
Propos recueillis par Damien Carlet