Dans Les Faux Monnayeurs (1925), André Gide écrivait qu’“on ne découvre pas de terre nouvelle sans consentir à perdre de vue, d’abord et longtemps, tout rivage”. Cette métaphore résume magnifiquement le thème du nouveau film de la réalisatrice, scénariste et chef monteuse Héloïse Pelloquet, La Passagère, en salles ce mercredi 28 décembre. Format Court, vous conseille d’embarquer sur le navire de la réalisatrice au premier long-métrage distribué par Bac Films.
Plongeant le spectateur dans le quotidien de pêcheurs sur une île de la Côte Atlantique, le film dépeint le destin de Chiara (interprétée par Cécile de France), qui travaille avec son mari (Grégoire Monsaingeon) sur un navire de pêche. Cela fait maintenant 20 ans qu’elle a appris le métier de son compagnon, qu’elle a tout donné pour lui. 20 ans, c’est aussi l’âge de Maxence (Félix Lefebvre), le nouvel apprenti que le couple va prendre en charge. Néanmoins, son arrivée va perturber les certitudes de Chiara d’une manière inattendue…
En effet, si le film commence par une approche naturaliste documentant le quotidien éprouvant des pêcheurs de l’île par des scènes impressionnantes du déchaînement de la pluie, du vent, et des vagues violentes s’écrasant sur le bateau (ici, le couple s’établit alors comme une manière d’affronter la dureté du métier), elles ne sont rien face à la tempête intérieure qui va se déchaîner entre Chiara et Maxence.
Le rythme de la narration nous embarque complètement ; ce n’est pas dans les grandes tirades que leur idylle est exprimée, mais dans tous ces regards furtifs, hésitant entre la fuite et la fascination. Même dans les moments les plus ordinaires de la vie, au milieu d’autres personnes, Maxence et Chiara n’ont d’yeux que pour l’autre. C’est dans la subtilité, la délicatesse d’instants silencieux que l’intimité se crée, faisant émerger malgré eux une relation interdite.
Héloïse Pelloquet joue sur les contrastes ; les Hommes tentant de dompter une nature incontrôlable ; la relation de pouvoir déséquilibrée entre une femme de 45 ans et un homme de 20 ; Cécile de France désabusée face à Félix Lefebvre qui, fougueux, veut l’impressionner. Visuellement, la symbiose entre les éléments naturels et les individus évoluant avec ces derniers se révèle par un environnement aux couleurs froides et bleutées, mettant d’autant plus en valeur les peaux chaudes des protagonistes qui ne demandent qu’à être rapprochées l’une de l’autre.
Pourtant, la potentielle tromperie est envisagée avec une grande mélancolie. Le mari de Chiara est aimant mais absent, mais c’est à travers lui, son mode de vie, ses relations, que toute la vie de Chiara s’est construite. Tout au long du film, on se questionne ; doit-on toujours faire le choix d’avancer, de tout plaquer ? La transgression du couple impliquant l’éclatement d’une vie, le choix du bonheur vaut-il alors le malheur des autres ? La Passagère n’est pas un film seulement sur la folie temporaire d’une quadragénaire ; il questionne avec justesse la complexité de la vie monotone, et du surgissement de l’Autre qui ébranle tout sur son passage. Sur les suspensions poétiques montrant le mouvement régulier des vagues de l’Atlantique, on plonge par analogie dans l’intériorité de Chiara. On saluera l’interprétation fine et tendre de Cécile de France en femme tentant de rester fidèle à elle-même quand les doutes la submergent.
Héloïse Pelloquet développe ainsi son univers auquel nous avions été introduits dans ses courts-métrages Comme une grande (2014), son film de fin d’études produit par la Fémis récompensé du Prix Format Court à Brive 2015, L’Âge des sirènes (2016), où elle filmait déjà des adolescents à l’âge ingrat, et Côté Cœur (2018). Dans les trois courts-métrages, figurent l’actrice phénoménale Imane Laurence, qu’on retrouve dans La Passagère. Entre le quotidien d’une jeune collégienne dans Comme une grande et le quotidien d’un jeune adolescent apprenant le métier de pêcheur avant le début du lycée dans L’Âge des sirènes, la réalisatrice filme la vie maritime ordinaire de jeunes gens sur lesquels elle pose des regards à la fois emplis de tendresse et d’une grande maturité.
Côté Cœur se démarque avec force, où l’on suit les émois amoureux de Maryline, qui se découvre aux côtés de Ludovic, un homme qu’elle a sauvé de la noyade. La bande-son ainsi que les variations chromatiques créent un rythme hypnotique, où l’environnement (passant de la mer, à la boîte de nuit, aux marais) semble interagir avec l’adolescente. Imane Laurence y est excellente et maîtrise avec justesse des émotions débordantes de Maryline. La réalisatrice utilise les codes du fantastique pour développer son personnage, qui semble faire écho à celui de Cécile de France dans La Passagère par ses réactions imprévisibles, à la fois passionnelles et maîtrisées.
Dans ses courts et long métrages, tous tournés entièrement sur l’île de Noirmoutier et soutenus par Mélissa Malinbaum, productrice chez Why Not Productions, des scènes s’opèrent en écho, les jeux de séduction se ressemblent. Pelloquet creuse ainsi le thème des sentiments indicibles dans des relations inaccessibles, vouées à se faner dans le temps. Ses personnages font face au déchaînement des éléments naturels, et à la naissance de sensations incontrôlées.
Saluons également son traitement du son et de la musique ; là où les mots sont vains, la musique et le chant, rares mais puissants, sont utilisés par les protagonistes pour communiquer subtilement entre eux. La Passagère révèle son intelligence d’écriture par le refus du jugement posé sur ces protagonistes, laissant à notre charge, nous spectateurs, la considération des comportements de chacun, si tenté qu’ils puissent les contrôler. Chiara navigue, voire vacille entre deux hommes opposés ; reprendre le contrôle de sa vie, oui, mais à quel prix ?