S’il existe une blessure qui n’a pas guéri dans l’histoire de la France, c’est bien celle de la guerre d’Algérie, de tous ces traumatismes que les grands-parents ont tu, de tous les morts oubliés pour une cause nationale dissoute dans le sang. À l’occasion d’un nouveau jeu-concours, Format Court s’associe avec Diaphana et fait gagner 3 exemplaires du DVD du film De nos frères blessés, qui comporte également le premier court-métrage du réalisateur Hélier Cisterne, Dehors, réalisé en 2002. En 2020, il choisit comme sujet principal un héros sacrifié oublié, Fernand Iveton, joué par Vincent Lacoste. Après avoir posé une bombe dans un entrepôt, il est le seul Européen à avoir été condamné à mort par les services français. Sur le papier, il constitue ainsi déjà une figure d’exception dans la guerre d’Algérie.
Dans le film, qui a gagné le prix du jury Jeunes au Festival de Saint-Jean-de-Luz en 2020 et le prix du jury Jeunesse au festival de Cabourg en 2021 et librement adapté du roman De nos frères blessés de Joseph Andras, le réalisateur nous plonge dans l’histoire d’amour entre Fernand et Hélène, jouée par Vicky Krieps, une Polonaise qui a suivi son mari en Algérie et qui se retrouve au coeur d’un conflit qui la dépasse. Si c’est cet amour qui captive, on comprend progressivement que la pose de la bombe n’est qu’un prétexte dans cette machination judiciaire contre Fernand. Communiste, indépendantiste, Fernand est un Blanc dont l’amour pour l’Algérie est si fort qu’il est prêt à mourir pour sa liberté : il représente tout ce que la France coloniale hait. La première scène exprime d’ailleurs toute la violence systémique de la guerre, en nous montrant un prisonnier algérien dans une prison, qui au milieu des cris des autres détenus et des prières, hurle en arabe : “Je meurs mais l’Algérie vivra”. Avant que la guillotine ne tranche sa tête dans l’obscurité. Dans la scène suivante, Fernand, ouvrier dans une usine, est violemment interpellé et mis en détention.
Dès le départ, la mise à mort potentielle de Fernand constitue cette épée de Damoclès au-dessus de lui dont on espère naïvement la disparition grâce à l’amour qu’Hélène et Fernand se portent mutuellement. Le récit se construit en écho entre le présent (la prison d’Alger en 1956) et le passé par flashbacks interposés (Paris en 1954, la rencontre avec Hélène et l’emménagement du couple en Algérie).
Même en optant pour une forme non-traditionnelle du récit, ce dernier reste tout de même très efficace, où le conflit plane silencieusement en 1954 lors de la lune de miel du couple, et où il embarque activement Fernand en 1956, faisant exploser l’harmonie promise à Hélène. Là-bas, un lapsus peut envoyer un citoyen en prison, créant un climat paranoïaque. Le film frustre par l’impossibilité laissée aux personnages de s’aimer à cause de l’invasion de la politique dans l’intimité. Cela commence par les prises de position de Fernand, face à Hélène, dont le père est emprisonné par les communistes en Pologne, et finit par son engagement total pour l’Algérie libre, quand elle ne pense qu’à sa survie. Et pourtant, malgré le visage tendu et fatigué de Vicky Krieps sur lequel pèse tout le poids du conflit intime, Hélène reste auprès de lui, luttant pour sa libération. La force du récit tient par les forces opposées gravitant autour des mêmes enjeux de liberté : les Arabes contre le joug français, les indépendantistes contre l’armée, le pacifisme prôné par les uns, l’appel à la violence par les autres.
Les deux protagonistes sont complexes à analyser. Fernand est d’abord condamné pour trahison envers la France : il se bat comme un Arabe, pour les droits des Algériens, et se questionnera lui-même sur sa place dans ce conflit. Comment se dire Français quand la France fait honte ? Car le crime de Fernand n’est pas tant d’avoir posé la bombe que de s’être placé du côté des Algériens. Hélène ne fait pas, quant à elle, ce qu’on attendrait d’une femme de résistant. Elle se brise peu à peu dans la lutte de Fernand, et ne se bat pas au nom de l’Algérie mais au nom de son amour. C’est dans cette dimension que l’écriture de personnages, plein de défauts, est très humaine, et parvient à exprimer des problèmes moraux par le hors-champ, qui se révèle être d’une importance capitale : ni la torture, ni les morts progressives ne seront montrées, au profit de la mise en scène de l’espace mental des personnages, par le silence et les gros plans. Les réactions d’Hélène questionnent ; que signifie “faire ce qui est juste” ? Avoir des convictions justifie-t-il de mourir pour ces dernières ?
Cette réflexion était déjà présente en 2002, dans le premier court-métrage d’Hélier Cisterne visionnable dans l’exemplaire DVD du film, Dehors. Dans ce court-métrage, une famille vient de s’installer dans un petit village isolé de France. Alors que le comportement du père colérique commence à se faire remarquer, on suit le petit garçon découvrant librement la nature, avant de rencontrer un fugitif qui lui demande de le cacher… Pendant que les gendarmes font une battue, on retrouve l’importance du hors-champ et du mutisme chez les personnages de Cisterne. Dans une image très saturée et dans des plans très longs, le déplacement des personnages dans l’espace et leur relation silencieusement conflictuelle suggère la déchirure subtile d’un père et de son fils, qui ne se disent pas les choses.
Le poids des non-dits est un thème que l’on retrouve dans De nos frères blessés, où la lutte politique perd peu à peu de son sens face à la perte de l’être aimé. Un film poignant, qui revêt presque une dimension existentielle de l’engagement nationaliste face à l’oppression du régime, qui nous rappelle évidemment les phrases de Camus à la fin de l’Etranger : “La montée vers l’échafaud, l’ascension en plein ciel, l’imagination pouvait s’y raccrocher. Tandis que, là encore, la mécanique écrasait tout : on était tué discrètement, avec un peu de honte et beaucoup de précision.”