Le premier long-métrage d’Ely Dagher Face à la mer, sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs en 2021 et sorti au cinéma le 13 avril dernier, est disponible en DVD chez Jour2Fête et JHR Films.
La scène cannoise ne lui est pas étrangère : le réalisateur s’était vu décerner en 2015 la Palme d’or du court-métrage pour Waves ’98, un essai visuel livrant un diagnostic poignant de la société libanaise, que l’on peut retrouver désormais dans les bonus du présent DVD. Son personnage principal, un adolescent désillusionné, s’emprisonne dans sa bulle, figé dans son lit, devant la télé, où les infos tournent en boucle. En pleine crise des déchets de 1998, peu de temps après la fin de la guerre civile, il vit une vie dépourvue de tout son goût. Il tente de maintenir son sentiment d’appartenance au monde qu’il sait pourtant creux, mais échoue et part dans une déambulation existentielle. Afin de faire résonner en nous cette atmosphère chaotique d’une âme prise au piège, le réalisateur opte pour son court pour une alternance rythmée d’animation et de prises de vues réelles.
Toujours fidèle au mélange des registres visuels allant de l’abstrait au naturalisme, Dagher reprend dans Face à la mer la réflexion déjà entamée sur le sort de son Beyrouth natal, cette fois-ci sous la forme d’un récit de retour. Jana (Manal Isa), une jeune expatriée, revient brutalement chez ses parents après plusieurs années d’études à Paris. Elle pose un regard apathique et distant sur sa ville qui a tant changé en son absence. Qu’a-t-elle fait en France tout ce temps ? Que s’est-il passé pour qu’elle soit soudain revenue ? Ses proches voudraient entendre les réponses, mais n’osent pas rompre le silence. La jeune femme se confie très peu, son mal-être est si profond qu’il lui est impossible de trouver les mots pour le soigner.
Les images expriment à sa place ce qu’elle ne peut pas dire par le rythme des plans lancinants sur Beyrouth déserté et immobile, ravagé par les années de guerre et de mauvaise gestion. Tous ses habitants sont plongés dans un état léthargique, à commencer par ses parents qui ne vivent pas vraiment, mais qui semblent attendre quelque chose sur leur balcon, cigarette à la main, comme deux silhouettes fantomatiques. Ici, il n’y a pas de travail, pas de but à accomplir. Le son des vagues autrefois joyeux et berçant n’annonce plus l’arrivée prochaine de la saison touristique, quoiqu’en dise la radio. Certains auditeurs craignent que le tsunami ne vienne engloutir la ville, la speakerine tente de les rassurer d’une voix calme. Bien que tourné avant l’explosion du port de Beyrouth du 4 août 2020, le film retranscrit le sentiment de catastrophe imminente qui pesait d’ores et déjà sur le pays. Jana observe le quotidien désemparé de ses proches d’un regard lourd de souvenirs qu’on imagine amers.
Comme un souffle d’air frais, arrivent ses retrouvailles avec son fiancé Adam. Jeune musicien frustré lui aussi, il veut fuir cette ville de fantômes pour ne pas ressembler à ceux qu’il décrit comme « impassibles et indifférents ». Leur brève complicité permettra d’enrichir le portait de Jana. Ensemble, ils danseront comme jamais, feront des fêtes jusqu’au petit matin, une baignade nocturne et des balades en voitures, mais rien de tout cela ne saura la faire rayonner à nouveau. Toujours imprégnée par le vide existentiel, elle ne trouvera qu’un refuge temporaire dans sa compagnie.
Ce sentiment douloureux du retour impossible, du lien brisé avec son propre passé, Ely Dagher parvient magnifiquement à l’illustrer lors d’un épisode où Jana se retrouve sur le balcon de l’immeuble parental, désormais privé de la vue sur mer, encerclé par des ensembles bétonnés qui bourgeonnent tout autour. Le gris industriel, tel un symbole de la jeunesse sans avenir, ne laisse par apercevoir l’horizon, pourtant tout proche.
Le réalisateur laisse entendre subtilement à travers un autre plan marquant et surréaliste qu’il n’y a aucune perspective d’échappatoire en vue : les silhouettes, y compris celle de Jana avancent au ralenti dans l’eau stagnante et trouble, comme après le tsunami précédemment redouté.
Face à la mer fait partie de ces films qui délibérément ne cherchent pas à résoudre les intrigues et les non-dits de l’histoire, qui agissent lentement, aidés par la bande sonore et les plans contemplatifs, et transposent un ressenti. Prenant conscience de la frontière intérieure infranchissable entre elle et sa ville natale, Jana décide enfin de reprendre la route, non sans un accès de violence extrême, dernier acte de rébellion pour reprendre sa liberté. Mais pour aussi impressionnante que soit cette scène, sa soudaineté bienvenue tranchant avec l’apathie jusque là manifestée par Jana, elle nous paraît disproportionnée et injustifiée à ce stade. Une fin qui se veut poignante, hélas trop peut-être.
Face à la mer d’Ely Dagher : Film, court-métrage Waves ’98, musique originale du film, livret (12 pages). Edition : JHR Films