Sélectionné en compétition au Festival de Locarno, Hardly Working vient d’y recevoir le Prix de la mise en scène de la compétition internationale, une récompense d’autant plus audacieuse que le film est construit à partir d’images de jeu vidéo.
Avec Hardly Working, le collectif Total Refusal a choisi de s’intéresser aux NPC (pour Non Player Characters, c’est-à-dire Personnages non-joueurs) du jeu vidéo « Red Dead Redemption 2 ». Les NPC sont les figurants du jeu vidéo, ils constituent l’arrière-plan de son intrigue et jouent la normalité pendant que se déroulent devant eux les situations exceptionnelles des personnages principaux.
Le court-métrage suit quatre personnages : un charpentier, un garçon d’écurie, une blanchisseuse et une balayeuse de rue. Il observe ainsi des travailleurs et des travailleuses en train d’effectuer méticuleusement les gestes relatifs à leur fonction. La voix off du film présente les personnages, commente leurs actions et fait le récit d’une quotidienneté laborieuse. Elle se permet une touche d’ironie sur les artifices et la magie des images de synthèse : un marteau apparaît dans la main du charpentier comme par miracle et, lorsque celui-ci se penche, il traverse une caisse en bois et finit par se retrouver en lévitation à planter un clou dans le vide.
En plaçant des figurants comme sujets principaux de leur film, Total Refusal inverse la hiérarchie des personnages et invite à adopter un rapport différent au héros. Hardly Working fait le portrait de vies ordinaires, il remet la lumière sur les personnages auxquels le jeu donne vie, paradoxalement pour les conserver dans l’ombre. La voix off poétique leur donne une consistance : elle transforme le mouvement circulaire répétitif d’un personnage en un déplacement indécis et méditatif sur le sens de l’existence, et un regard porté sur le lointain devient l’espérance d’une vie meilleure.
Hardly Working se focalise sur quatre personnages dont le métier implique une unique action effectuée indéfiniment. La violence provoquée par des images montrant des personnages qui travaillent indéfiniment, jour après jour, sous le soleil ou sous la pluie – en particulier la blanchisseuse, toujours agenouillée sur un sol sale –, trouble la vision que nous avons du jeu vidéo. Le film formule une critique, rendue explicite par la voix off, du système capitaliste, dont les acteurs travaillent selon un cycle régulier et infini dont la visée n’est pas de satisfaire une demande mais d’accumuler, sans s’arrêter.
Cette dimension de Hardly Working s’inscrit pleinement dans l’œuvre de Total Refusal, qui se présente comme « un medium de guérilla pseudo-marxiste1 », qui agit par « l’intervention artistique et l’appropriation de jeux vidéo grand public ». Le groupe présente son action de la manière suivante : « Nous recyclons les jeux vidéo afin de révéler l’appareil politique au-delà des textures glacées et hyperréalistes de [ceux-ci] ». Le cas du jeu étudié dans Hardly Working révèle un rapport au travail où la douleur est niée et l’aliénation banalisée, car la violence de personnages qui travaillent sans arrêt est d’autant plus dure qu’elle est à l’arrière-plan. Le film révèle une réalité construite par le jeu et tolérée par ceux qui y jouent.
Au-delà du caractère répétitif des gestes, le film en souligne la vanité : le charpentier plante des clous à l’infini, les vêtements que la blanchisseuse lave sont toujours sales, l’étroite portion de sol sur lequel la balayeuse travaille reste, malgré ses efforts, toujours poussiéreuse. Si les gestes des personnages semblent ne mener à rien, c’est parce que la société du jeu est, selon le vocabulaire marxiste réemployée dans le film, un monde sans progrès où l’abondance est un moyen de conserver le monde tel qu’il est.
Et si le jeu inclut quelques modifications – la blanchisseuse remplacée le samedi par une autre femme, qui effectue exactement les mêmes gestes – c’est uniquement une variation d’apparence qui renforce l’idée que les corps sont interchangeables et les individus remplaçables. Les personnages ont des moments de pause, un repas ou une halte sur un banc, mais ils ne se reposent jamais : la nuit, ils restent debout ou assis par terre, à fumer une cigarette ou les bras croisés. Ainsi les moments où les personnages ne travaillent pas sont des moments organisés, qui s’inscrivent dans le grand mécanisme de l’algorithme du jeu.
Total Refusal a toutefois isolé quelques pistes qui indiquent une issue. Il utilise un bug du jeu, la répétition de l’apparition et de la disparition d’une montagne derrière un personnage, pour en faire la métaphore du dévoilement du mensonge du système. Plus tard, le garçon d’écurie se retrouve immobile pendant un long moment, il s’isole et ne fait rien : Total Refusal en fait un personnage qui reprend le contrôle sur son temps, qui se retrouve dans un moment qui n’appartient pas à son travail. Le garçon d’écurie s’extrait du monde organisé et synchronisé du jeu, il s’émancipe d’un avenir déterminé où chacun de ses gestes a une finalité pour devenir le modèle d’un « rejet total » de s’inscrire dans la société préétablie. Les moments suspendus sont des lueurs d’espoir, ils dessinent une porte de sortie, un espoir de détraquer la machine, l’objectif du collectif marxiste. Hardly Working se termine sur une phrase forte « Pouvons-nous commencer à glisser ? » qui fait du film un appel au déraillement du monde organisé et un manifeste anticapitaliste.