Rencontré juste après la diffusion de son nouveau court-métrage présenté à La Quinzaine des Réalisateurs, le cinéaste roumain Radu Jude revient sur son parcours, la genèse de son court-métrage Potemkinistii, son rapport à l’Histoire et à la Roumanie.
Format Court : Comment en êtes- vous arrivé à faire du cinéma ?
Radu Jude : J’ai 45 ans. J’ai vécu mon adolescence après la révolution de 89 en Roumanie. C’était un mélange de gros problèmes économiques et d’effervescence culturelle. Quand j’ai commencé le lycée, beaucoup de choses autour de nous étaient interdites ou n’existaient pas avant comme la télévision commerciale, McDonald’s, les livres, les films… Avant la révolution, c’était très difficile d’aller à la Cinémathèque vu qu’elle était réservée aux membres du parti. Tout d’un coup, tout s’est démocratisé.
Un jour, un ami m’a dit : « Viens voir des vieux films à la Cinémathèque ». J’ai répondu que ça ne m’intéressait pas. A l’époque, j’étais plus tourné vers la musique rock et punk. Le premier film que j’ai vu, c’est « Jesus Christ superstar » de Norman Jewison. J’ai alors pris un pass pour la Cinémathèque, j’ai commencé à y aller de plus en plus et c’est devenu de plus en plus une obsession.
C’est comme ça que ça a commencé. Après j’ai essayé la faculté nationale du film, je n’ai pas été accepté donc j’ai commencé à travailler comme assistant. J’ai fait une école de télévision et j’ai été assistant pour des films étrangers tournés en Roumanie : j’ai travaillé sur Amen de Costa-Gavras en tant que troisième assistant. C’était un peu à l’ancienne formation : en travaillant et en regardant des films à la Cinémathèque, en lisant des livres, et en étant sur le terrain. Je n’ai pas un parcours académique.
Quels sont les films que vous pouviez voir à la Cinémathèque justement ?
R.J. : Classiques pour la plupart, des copies noir et blanc même si c’était des films en couleur : Orange mécanique, Taxi Driver, tous les films de Godard. La programmation était faite sur le modèle de la Cinémathèque d’Henri Langlois. Un mélange de films d’auteurs, avec des classiques d’Hollywood ou encore des séries B.
Toutes mes vacances, je les ai passées là-bas. Ça pouvait commencer avec un film de Roger Corman, puis d’Eisenstein, un autre d’Antonioni, des westerns… Ma culture cinématographique, je l’ai acquise à ce moment-là.
Regrettez-vous de pas avoir eu de parcours académique ?
R.J. : Pendant des années oui, mais maintenant non. Pendant très longtemps, en Roumanie, notre éducation faisait qu’on ne pouvait pas imaginer avoir un métier pour lequel nous n’étions pas diplômés. Ce qui est plutôt normal pour un médecin ou un pilote d’avion (rires), mais dans le milieu culturel je pense que ce n’est pas tout à fait nécessaire. Tu peux être écrivain sans avoir fait la faculté de lettres, être acteur même si tu n’as pas fait une école de comédie, Tarantino n’a pas fait d’école de cinéma… Avec le temps, j’ai relativisé.
Finalement, vous avez prouvé à tout le monde que c’était possible.
R.J. : Aujourd’hui, je suis enseignant dans une école de cinéma qui a ouvert a Cluj. Je dis souvent aux étudiants que mon seul rôle est de leur démontrer que faire des films est possible. C’est ça la première chose qu’il faut se mettre en tête, ça demande du courage et de la persévérance. Après les autres choses apparaissent mais mon côté optimiste, c’est que si j’ai réussi à le faire, ils en sont capables aussi.
Est-que vous pouvez nous en dire un petit peu plus sur la genèse de Potemkinistii ? On y retrouve cet aspect culturel, ce cloisonnement social, la bien pensance..
R.J. : C’est plusieurs sources. Je suis un grand admirateur d’Eisenstein, de ses films mais aussi de ses textes. Je suis très intéressé par ces pensées, par ses livres, par ses théories sur le montage. Je suis d’accord avec Tristan Tzara qui disait : « Je cherche le nouveau dans les vieilles choses. ». Parfois pour être moderne, j’ai besoin d’aller dans le passé. J’ai commencé par cet intérêt avec Eisenstein mais aussi pour l’histoire. C’est pour ça que j’ai fait pas mal de films sur l’histoire. Trois ou quatre documentaires avec des archives, des films avec des comédiens, que je ne peux pas vraiment qualifier de fictions car les événements eux sont bien réels.
Pour Potemkinistii, j’ai lu un livre sur la bataille d’Odessa, et l’histoire du vrai cuirassé Potemkin. Le film d’Eisenstein est un film de propagande stalinienne, à la fin tout le monde devient frère pour lutter pour la révolution. Mais en réalité la vraie histoire, c’est que le Cuirassé Potemkine est venu dans le port de Constanta (Roumanie), les marins ont demandé l’asile politique et sont restés en Roumanie.
Les Potemkinistes ont été après utilisés par la propagande communiste après la deuxième guerre mondiale pour dire qu’une partie de la Roumanie était en faveur du communisme. Je pensais commencer un film sur ça. Comme je ne suis pas forcément intéressé par l’histoire en soi mais surtout par sa représentation, je me suis imaginé, en voyant un monument communiste des années 80, comment un sculpteur contemporain pourrait se l’approprier. Je trouvais ça intéressant car finalement l’Histoire est une superposition de temporalité. En 1905, a eu lieu la révolte réelle, en 1925, le film d’Eisenstein. Dans les années 80, le monument présenté dans le film a été construit. Mon court-métrage, c’est une histoire où j’ai essayé de mélanger les temporalités pour apporter de la confusion. Finalement les différentes couches de l’Histoire se superposent avec le temps. Et chaque lieu et chaque histoire doit se lire en tenant compte de temporalité qui s’accumulent par dessus. C’est d’ailleurs pour ça qu’il y a beaucoup de confusions, l’Histoire est complexe.
C’est ce que vous montrez dans votre film et qui est assez drôle, c’est que des jeunes gens viennent pour tagger des preuves d’amour ou tout autre symbole grotesque sans savoir vraiment à quoi la sculpture correspond…
R.J. : Quand j’ai écrit le scénario, je me suis demandé ce que signifiait réellement un monument public. C’était au moment où le mouvement de Black Lives Matter venait de prendre un grand essor aux Etats-Unis et à l’international. De nombreuses sculptures étaient remises en question. J’ai écrit en pensant à ça, à l’Histoire de la Roumanie. C’est toutes ces choses mélangées et j’ai choisi de faire apparaître des séquences du film d’Eisenstein, car c’est un film de montage.
Vous mettez aussi beaucoup en exergue le rôle de l’art dans la structuration sociétale…
R.J.- Oui c’est vrai, je pense à cette expression en anglais « Uses and abuses of History » : comment on utilise et on abuse de l’histoire. Eisenstein abusait de l’histoire (rires) et j’ai aussi pensé à la manière dont les Roumains ont un peu ce complexe d’infériorité. On a tendance à dire « Ce romain est à Hollywood ! ». Tout le monde est fier. On se répète : « Brancusi est un sculpteur roumain », « Ionesco est roumain »…
Comment pensez-vous que les gens vont apprécier le film, avec la situation politique actuelle ?
R.J. : Le film a été réalisé avant que la situation actuelle éclate. C’est pour ça que j’ai mis un sous-titre : « film tourné en juin 2021 ». La Roumanie est proche de la Russie, et on est toujours attentif à ce qui se passe là-bas, mais on ne savait pas que cette guerre sanglante allait arriver.
Je ne veux pas que les gens pensent que ce film a été fait cette année sans que je parle de la guerre en Ukraine. Je ne sais même pas si je referais le film dans ce contexte. Les références à Poutine sont soft par rapport à ce qui se passe aujourd’hui, c’est la seule chose que je changerais. J’ai donc trouvé cette solution de marquer que le film a été fait dans un contexte historique qui est déjà dépassé et différent.
Quand j’ai fini le film en début d’année, après que la guerre ait commencé, j’étais effrayé. La Roumanie et l’Ukraine sont assez proches et je ne voulais surtout pas que mon propos soit mal interprété. Je ne voulais pas pour autant boycotter la culture classique que je trouve très importante, même si je pense que tout le monde doit l’analyser avec un regard critique. C’est valable pour toutes les œuvres. On doit avoir le droit de lire Tchekhov, Dostoïevski, voir les films d’Eisenstein et de Tarkovski, etc.
Je suis un peu plus mitigé sur les œuvres contemporaines dans les moments de conflit. Je suis beaucoup plus tolérant avec leur boycott, et je le comprends d’une certaine manière.
Beaucoup de vos films se déroulent en Roumanie, avez-vous déjà eu envie de tourner ailleurs, ou est-ce que ça reste un rapport très personnel avec la Roumanie et son histoire ?
R.J. : Oui, l’histoire, le langage, la société, les gens, les lieux… Je n’exclus pas le fait de tourner à l’étranger mais je dois avouer que je trouve des difficultés à imaginer les modalités. Pour le moment, j’ai des projets en Roumanie, donc j’essaie de faire ces films. Un agent d’Hollywood m’a donné des scénarios mais je ne sais pas si je suis la bonne personne pour ce type de projet. J’ai travaillé pendant 15 ans dans la publicité, je n’ai pas forcément apprécié. Aujourd’hui, je ne me vois pas réaliser un film que je n’aime pas, un sujet sur lequel je ne suis pas à l’aise ou que je déteste. Mais après, je me rappelle souvent une phrase de Godard : « Les propositions apparaissaient et j’étais comme un chien qui vient pour les croquettes », donc on verra !
Vos films comportent beaucoup de parties documentaires, de faits historiques avérés. Comment vous documentez-vous ? Avez-vous une équipe chargée de cela, ou bien ce sont vos lectures qui font le lien ?
R.J. : Ça dépend des projets. Pour celui-ci, effectivement, c’était Diana Păroiu de la production (Micro Film Roumanie) qui m’a aidé. Mais avec Internet, on peut aussi trouver facilement des gens et en contacter pour savoir s’ il y a des historiens. J’ai pu contacter Corina Apostoleanu, de la Bibliothèque Publique de Constanța, qui a écrit sur les Potemkinistes et m’a donc envoyé toute la documentation qu’elle avait. Pour moi, c’était cette rencontre avec Corina qui m’a apporté la majorité des informations vérifiées pour que les propos tenus dans le film soient corrects. Je trouve cette recherche d’archives très importante.
Passez-vous beaucoup de temps sur les réseaux sociaux ?
R.J. :: De moins en moins. Parfois j’oublie, parfois je cherche juste quelque chose… On peut vraiment trouver des choses intéressantes sur les réseaux sociaux, qui sont des choses qui disparaissent d’ailleurs. Dans Bad Luck Banging or Loony Porn (Ours d’or à la Berlinale 2021), à la deuxième partie du film où il y a cette sorte de dictionnaire avec des choses courtes et où, dans la troisième partie, j’ai mis beaucoup d’éléments trouvés sur les réseaux pour les garder avant que ça ne disparaisse.
Bien que vous ayez déjà fait plusieurs long-métrages, vous continuez à avoir un intérêt pour le court en ayant présenté Potemkinistii à la Quinzaine des Réalisateurs, mais aussi Plastic Semiotic à Venise. Pourquoi ce choix ?
R.J. : Pour moi, c’est très important, pour deux raisons. La première, c’est que je déteste l’irrespect dans le milieu du cinéma. Certains critiques ou cinéastes trouvent que faire des courts-métrages quand on est passé au long, ce n’est pas respectable. Je veux aller contre ça, contre cette idée inepte. La deuxième raison est que je trouve plus de liberté dans le format court car c’est, en Roumanie, parfois plus facile à financer, bien qu’il n’y ait quand même pas beaucoup d’argent. Il y a aussi moins de pression, tu es plus libre dans la création sans devoir te battre pour défendre tes idées. Le court-métrage est une possibilité de faire des recherches sur le style et d’avoir des idées qui ne peuvent pas devenir des long-métrages, donc soit ces idées sont perdues, soit tu les fais en court-métrage. Ce sont ces raisons qui me font de plus en plus travailler pour le court-métrage. Il y a des réalisateurs qui ont fait seulement des long-métrages, mais il y a toujours quelqu’un comme Harun Farocki ou Jean-Luc Godard qui ont fait toute leur vie des films longs, des films courts et des moyen-métrages. Je trouve ça plus intéressant que quelqu’un ayant fait des choses respectables durant cinq années puis un chef d’œuvre. Je veux prendre des risques, je suis contre la sériosité, et pour cet esprit d’avant-garde de faire ce qui est contraire au système.
C’est un élément qu’on retrouve d’ailleurs dans vos dialogues. Une ironie vis-à-vis de ce qu’il se passe, de ce que vous pouvez observer ?
R.J. : Oui ! Quand je vois que, même ici à Cannes, les gens sont avec leurs costumes et leurs nœuds papillons, que cela semble très important alors qu’il est question d’art, de cinéma, que cela doit être vivant, brillant et organique ! Je pense que pour tous ceux et celles qui réalisent des films, il doit s’agir d’avant tout montrer les choses, d’en analyser d’autres… Et non pas être présent uniquement pour monter les marches ou répondre à des interviews. Je trouve ça un peu grotesque. C’est un peu cynique, ce n’est pas moi [rires] ! J’ai fait un peu de théâtre et quand tu vas dans des festivals de théâtre, ou bien dans ceux des films documentaires et du livre, il n’y a pas cette prétention qu’on retrouve dans les festivals de cinéma. Je veux lutter pour ça. La culture doit, à mon avis, être quelque chose plus proche de nous et moins du côté du tapis rouge.
Propos recueillis par Anne-Sophie Bertrand. Retranscription avec l’aide de Laure Dion, Damien Carlet et Elliott Witterkerth