Ayant fait ses débuts au cinéma en tant que comédienne, Flonja Kodheli réalise son premier court-métrage avec Ka Me Kalu, où elle met en scène un rapport mère-fille en proie aux stigmates de la dictature albanaise. Elle vient d’obtenir le Grand Prix ex-aequo et le Prix du Public au festival Le Court en dit long. Dans un entretien réalisé juste avant la remise des prix, elle revient avec nous sur son parcours et les thématiques qui lui sont chères.
Format Court : Qu’est-ce qui t’a amené à faire du cinéma ?
Flonja Kodheli : Avant de me consacrer au cinéma, j’ai été pianiste. Lorsque j’étais étudiante au Conservatoire, je regardais parfois les apprentis comédiens travailler leur scène et ça me donnait très envie d’être à leur place. Jouer et interpréter les grands textes classiques me faisait rêver mais je n’avais pas la force de changer d’orientation à ce moment-là. J’ai passé le pas 8 ans après. À la sortie des cours Florent, j’ai commencé à passer des castings un peu partout. C’est vrai qu’à l’origine, je rêvais de théâtre. Mais très vite, j’ai obtenu des rôles intéressants au cinéma et j’ai continué sur ce chemin-là, tout simplement et j’en suis très contente.
Quel rapport entretiens-tu avec la forme du court-métrage ?
F.K : J’ai tourné dans peu de courts-métrages en tant que comédienne et j’étais peu familière avec cette structure. Avec Leenda Mamosa, la co-scénariste du film, on a surtout veillé à ce que le récit soit cohérent en y intégrant une montée émotionnelle tout en douceur. On voulait écrire l’histoire d’un film qu’on avait envie de voir à l’écran, sans se mettre la pression avec certaines règles (début – milieu – fin, etc…)
La première scène de ton film est un plan-séquence de plus de 4 minutes. C’était assez ambitieux !
F.K : Oui ! Au premier jour de tournage, on a commencé par ce long plan-séquence et on a mis près de 5h pour la réaliser. À la pause déjeuner, on ne l’avait toujours pas… Je mangeais en me disant « Wow ! Mais qu’est ce qu’il m’a pris !? Pourquoi je me suis mise dans cette situation ? Ça fait 4h qu’on la cherche, c’est normal qu’on ne l’ait toujours pas ! ». Il a fallu près de 20 prises ! L’angoisse absolue pour un premier jour de tournage. Mais Virginie Surdej, la cheffe opératrice était très rassurante et elle ne s’est jamais inquiétée de tout ça. Au contraire, elle voulait encore plus de prises. C’était une grande chance de la rencontrer et de travailler avec elle. L’équipe était très professionnelle et bienveillante. J’étais bien entourée.
30 minutes, c’est une sacrée gageure pour un premier court !
F.K : Il dure 28 minutes. Chaque minute compte dans un court-métrage. Et encore, il était plus long, on a coupé ! Le scénario faisait 21 pages, mais une fois sur le plateau, nous avons trouvé le rythme de nos personnages. Il était beaucoup plus lent que sur le papier, mais c’était le rythme juste, puisqu’il s’est presque imposé à nous en jouant.
Qu’est ce qui a motivé ton envie de faire ce film ?
F.K : A travers ce film, je voulais montrer les conséquences psychologiques d’une dictature et ses répercussions sur la cellule familiale, comment cela pouvait façonner notre existence. Je voulais aussi parler de l’exil et de la peur profonde.
Tu es née en Albanie, tu as des souvenirs très concrets de la dictature ?
F.K : Oui, bien sûr. Je me souviens de beaucoup de choses évidemment mais surtout de l’école. Tout ce qu’on devait apprendre en lien avec Enver Hoxha ou le parti. Petite, j’ai développé une certaine capacité à apprendre par cœur des leçons entières sans rien y comprendre, que je récitais devant toute la classe et que j’oubliais une heure après.
Oui, c’est un état d’esprit très ténu à saisir. Aujourd’hui, lorsqu’on parle de dictature, on pense généralement à Hitler ou à Staline. Les exemples de Ceausescu ou Enver Hoxha, pourtant plus proche de nous, semblent moins évidents. L’une des vertus de ton film est de remettre cette historicité au centre des attentions.
F.K : Bien sûr ! Depuis que le film circule en festival, je me rends compte que beaucoup de gens découvrent la dictature en Albanie. Quarante-cinq ans quand même, ce n’est pas rien.
Comment ça se fait ?
F.K : Parce que c’est un petit pays, très mal connu et puis surtout parce que les Albanais sont associés à des clichés qui empêchent de voir l’histoire réelle du pays. Mon challenge, c’était de faire un film avec des Albanais sans colporter les stéréotypes qui les entourent.
Qu’est-ce que ça fait de prendre en charge l’histoire de son pays à travers une œuvre ?
F.K : Au début, je n’ai pas voulu prendre en charge l’histoire de mon pays, mais raconter les traumatismes au sein d’une famille. Pendant presque deux ans d’écriture, l’histoire se déroulait dans une famille italienne, et puis un jour Paul Heymans, qui a lu plusieurs étapes du scénario et qui est aussi le mixeur du film, m’a suggéré de transposer cette histoire dans une famille albanaise. Ce changement m’a bouleversée parce que dans ce cas précis, j’avais des choses à dire et à défendre, je savais encore mieux de quoi je parlais.
Comment as-tu réussi à te départir de ton rôle de réalisatrice pour assurer l’un des rôles principaux ?
F.K : J’ai fait toute la préparation en cherchant la comédienne qui jouerait Stela, donc j’étais déchargée de ce poids. Sauf qu’il me fallait une comédienne qui soit parfaitement francophone et albanophone, et c’était introuvable… Trois semaines avant le tournage, le producteur, Sebastian Schelenz (Velvet Films) m’a demandé si je ne voulais pas jouer le rôle. Je me suis quand même fait passer un casting et j’ai été prise (rires) !
Comment la comédienne qui interprète la mère, Ilire Vinca, a-t-elle vécu un rôle comme celui-là ?
F.K : C’était délicat, elle m’avouait parfois être dérangée par le rôle et gênée de devoir replonger dans tout cela. Le soir, elle restait imprégnée de la journée qu’elle venait de traverser. Là où moi je passais à autre chose. Etant kosovare, elle trouvait que c’était une grande responsabilité de parler de ces thématiques. Elle a très bien connu ce climat mais n’a pas pour autant vécu la dictature telle qu’elle était en Albanie.
Le sentiment qui jalonne tout ton film, c’est la peur, son ancrage dans les consciences. Quel rapport entretiens-tu avec ce sentiment ?
F.K : Avec la peur, on touche à l’irrationnel. La peur peut vous pousser très loin. Lorsqu’on est étranger, on a toujours peur de quelque chose je crois. On a aussi peur de « faire » mal parce qu’on ne fonctionne pas toujours comme les autres. Peur d’être maladroit, peur de dire quelque chose de travers…
Peur de se trahir aussi. Toujours cette suspicion d’être constamment observé, espionné ou sur écoute. Confiance nulle part, méfiance partout en quelque sorte.
F.K : Oui c’est vrai, c’est tellement ancré. En Albanie, on disait que les murs avaient des oreilles. C’est très difficile de se défaire de ce genre de fonctionnement du jour au lendemain. Ça fait presque partie de notre identité… « Avoir peur » et « se méfier de tout le monde (rires) ! Je pense que c’est exactement ce que vit Maria dans le film. Elle se sent toujours victime d’un système.
Selon les générations, il peut y avoir deux axes de lectures. Le premier, adressé à la jeune génération, est plutôt didactique : on prend connaissance d’une réalité. Un second axe, destiné aux plus anciens et peut-être même à ceux qui ont vécu la dictature, peut induire une forme de résilience. Quelles ont été les réactions ?
F.K : Mes parents, les premiers, aiment beaucoup le film. Mon père a dû le voir dix fois. Avec la génération de mes parents, je le vois plutôt comme une déclaration d’amour et de résilience (ou de réconciliation avec une partie de leur histoire). Je trouve que dans le lien mère-fille, nous avons réussi à être tendres malgré la dureté de la mère. Je tenais vraiment à ce que toute cette histoire soit enveloppée d’empathie envers Maria. Alors, oui, je la vois plus comme une déclaration d’amour pour toute la génération albanaise qui a souffert de cette dictature et qui n’en est pas sortie indemne.
Y aurait-il comme un devoir de mémoire ?
F.K : Oui. Complètement. Ne pas oublier d’où on vient et que « partir », c’est juste quitter. Tu quittes quelqu’un, tu quittes un pays mais tu as toujours des traces qui restent. Une répression peut changer l’ADN d’une personne, voire de toute une société. Même si on quitte son pays et qu’on est libre, on n’est pas nécessairement dégagé de ses traumatismes. On peut parler librement, on peut aller à l’église (la religion étant interdite à l’époque), on peut écouter du rock, on peut lire Rimbaud… Dans les faits, on est libre mais être libre, ça ne veut pas toujours dire qu’on est capable de « fonctionner » librement. Et c’est le cas de Maria. Tout d’un coup, elle recrée une réalité qu’elle a bien connu et qui probablement manque à son fonctionnement.
De quel(s) cinéaste(s) te sens-tu proche ?
F.K : Cristian Mungiu ! Et pour ce film, la référence c’était surtout Baccalauréat. J’invite tout le monde à le voir.
As-tu d’autre projets à l’avenir ?
F.K : La réalisation m’a beaucoup plu mais c’est surtout en partie grâce aux personnes formidables qui m’ont entourée tout au long du projet. Alors, oui, j’ai très très envie de continuer sur cette voie.
Propos recueillis par Augustin Passard