Si les programmateurs de la Semaine de la Critique sélectionnent des courts en compétition, ils retiennent aussi des films en séance spéciale depuis quelques années. À l’origine de ces films-là, des cinéastes repérés passés au long et revenant au court ou ayant réalisé plusieurs courts, l’objectif des programmateurs de la Semaine étant – rappelons-le – de valoriser les premiers et deuxièmes films. Cette année, par exemple, trois cinéastes sont sélectionnés dans cette catégorie dite spéciale : Yann Gonzalez, Emmanuel Gras côté français et Joseph Pierce, côté britannique.
Joseph Pierce n’est pas (encore) passé au long-métrage. Il a par contre réalisé plusieurs courts d’animation depuis son film d’école remarqué à la NFTS (National Film and Television School) : Stand Up. Il a réalisé depuis plusieurs autres courts : A Family Portrait The Pub et The Baby Shower (une fiction bien moins intéressante). À Format Court, nous avons accompagné le travail de cet animateur britannique : un focus lui a été consacré il y a 10 ans et tous ses courts d’animation ont été relatés sur le site. Plusieurs choses nous intéress(ai)ent dans son travail : son goût pour le documentaire animé, la voix-off, les travers de chacun, les corps et visages triturés, déformés et l’originalité de son trait. Ses trois films d’animation sont également en ligne, ce qui facilite leur (re)découverte malgré le temps écoulé depuis le dernier film, The Pub (2012).
En découvrant la sélection 2022 de la Semaine, on a été ravi d’apprendre le retour de Joseph Pierce avec son nouveau projet : Scale. D’emblée, le film percute : « Certains perdent le sens de la perspective. Moi, j’ai perdu le sens des perceptions ». Will, un père de famille, se remémore sa vie d’avant, celle où il était en couple, élevait ses deux filles dans un patelin anglais. Dans son jardin, un village recomposé avec des maisons miniatures amusait les filles. En grandissant, celles-ci s’y sont désintéressées. Elles ont également détourné le regard de leur père qui s’est mis à changer. En travaillant sur sa thèse consacrée aux autoroutes, Will a en effet commencé à prendre de la morphine, à l’extraire des médicaments, à ne plus faire la différence entre le jour, la nuit, les rêves, les cauchemars, ses proches et ses fantômes. En proie à des hallucinations propres à son addiction, il a tout perdu, sa femme, ses mômes, ses repères. Depuis, sa vie est devenue une succession de moments hébétés devant l’ordinateur et de prises de drogues en tout genre.
Ce qu’on aimait dans les films précédents se retrouve dans celui-ci : les déformations (nez, oeil, bouche, cou, bras, …), la fusion entre l’homme et l’animal, le travail autour de la voix. Scale fonctionne aussi pour l’inversion du rapport parent-enfant, l’immersion ultra réaliste de l’addiction et du manque lié à la drogue, la dimension fantastique très travaillée, le jeu entre les échelles et l’extrême solitude du personnage principal, Will, dont l’histoire ne peut laisser indifférent.
Scale est un film plus ambitieux que les courts d’animation précédents. Financièrement déjà : il compte sur l’appui de plusieurs pays, la France, la Belgique, le Royaume-Uni et la République tchèque. Ensuite, le film est l’adaptation d’une nouvelle homonyme de l’auteur William Woodard Self publiée en 94. De plus, Pierce ose vraiment la couleur, ce qui n’avait jamais vraiment été le cas avant, ses films restant cantonnés dans des tons sombres (surtout Stand Up et The Pub, entièrement en noir et blanc). Là où on sent aussi le progrès, c’est dans le travail autour du son, de la musique et des mises en perspective. Le réalisateur a un long en projet. Une bonne étape car loin de se défaire de ses acquis développés depuis son film d’école, le réalisateur a mûri et assume sa prise de risques avec ce film d’animation, le nouveau depuis 10 ans. Cela méritait bien une catégorie spéciale à Cannes !