Sensualité réprimée à la Semaine de la Critique
Dans un chantier naval grec, les ouvriers travaillent sous la chaleur ardente du soleil méditerranéen. Dans ce décor qui semble coupé du monde, ils vaquent et n’ont d’autres vocations que celle de travailler aux bateaux, de grands yachts d’un blanc étincelant et d’un silence déserté. Une règle prime sur toutes les autres, l’interdiction de toucher les autres. Les corps ne cessent de se regarder et de s’approcher mais ne se touchent jamais.
Dans cet essai poético-politique, la réalisatrice grecque Evi Kalogiropoulou signe un film surprenant en compétition à la Semaine de la Critique cette année. On Xerxes’ Throne est rempli de rêves d’ailleurs, d’envies de sensations : les corps sont sublimés, perlant de sueur, lissés par le grain de l’image. Les décors sont magnifiés par des couleurs chaudes, des jeux d’ombre et une profondeur de champs saisissante. Dans ce décor dystopique, l’homme est réprimé par l’interdiction de toute sensualité.
Le court-métrage est un semblant de science-fiction qui ressemble pourtant à n’importe quel chantier naval. Mais les notions de temps et de lieux sont abolis ne laissant place qu’à un asservissement depuis longtemps oublié. Quelques drones survolent le lieu, seuls preuves d’un monde extérieur, et dominent la scène. Panopticon du monde moderne, ces petits engins volants portent leur regard inquisiteur sur les travailleurs. Surveillés et réprimés, privés de leur droit à toucher les autres, ils sont vidés de leur condition humaine et limités à leur seule valeur laborante. C’est par l’aliénation des corps que gagne le grand capital – sans doute, les textes de Foucault et Marx se lisent entre les lignes de ce court-métrage plein de sensualité. Les corps sont compartimentés, séparés, dissociés et l’aliénation des ouvriers depuis longtemps assimilée.
Les travailleurs errent dans les chantiers navals comme des âmes en peine. Certes, la règle est esquivée et les ouvriers trouvent des substituts au contact humain : ils contemplent, écoutent, remplacent le corps par des substrats artificiels mais toujours règne le pouvoir du contrôle des corps. L’élément perturbateur dans ce petit équilibre libéral saura défaire des hommes l’aliénation de leurs corps. Un couple arrive et leur beauté éveille le chantier. Comment ne pas penser à Beau travail de Claire Denis – le couple a la beauté sensuel de Sentain et le contremaître la fureur de Galoup ? C’est par la reconquête du toucher et de la tendresse que l’être humain peut se libérer de sa condition aliénée par le capital et c’est bien ce que propose le film de Evi Kalogiropoulou. Le souverain Xerxes, au loin, depuis son trône, observe ses navires mourir et, impuissant mais sauf, assiste à sa défaite.
Bravo Agathe pour la critique, ça donne très envie de voir le film.