Actuellement à l’affiche avec son deuxième long Babysitter, Monia Chokri a fait partie cette année, comme Laura Wandel et Félix Moati, du Jury officiel de Cannes qui a attribué ce samedi la Palme d’Or du court-métrage (à The Water Murmurs de Jianying Chen) et jeudi le Premier Prix de la Cinef (à Il Barbiere Complottista de Valerio Ferrara).
À l’occasion de cet entretien réalisé avant la clôture de Cannes, l’actrice et réalisatrice québécoise, Prix Coup de coeur Un Certain Regard en 2019 pour La Femme de mon frère, évoque ses débuts de l’autre côté de la caméra avec son court Quelqu’un d’extraordinaire, son intérêt pour le tragi-comique et son rapport à l’écriture. Rencontre.
Format Court : Quelqu’un d’extraordinaire est le seul court-métrage que vous ayez réalisé. Comment ce projet s’est-il mis en place ?
Mona Chokri : Je viens du jeu et j’ai toujours eu en moi, je pense de manière un peu inconsciente, l’envie d’aller plus loin dans ce métier. L’idée de réaliser à une époque où j’avais fait Les Amours imaginaires, par exemple, me semblait impossible. C’était comme penser être astronaute, ça me paraissait inatteignable et je n’y avais même pas pensé. Quelqu’un d’extraordinaire est arrivé par l’écriture. J’écrivais toujours un peu pour le théâtre et progressivement, en 2011 ou 2012, je me suis mise à écrire un long-métrage en me disant que j’allais le donner à un réalisateur pour qu’il le réalise. Cependant, plus j’écrivais, plus je voyais les images, et ça m’embêtait car plus je les voyais moins j’avais envie de donner le projet à quelqu’un, même si je n’avais aucune expérience. Ça a été ma rencontre avec Nancy Grant, ma productrice, qui a été fondamentale dans cet accès à la réalisation. Je lui ai parlé de ce film que j’écrivais et elle m’a répondu que ça l’intéressait, qu’elle avait envie de me suivre là-dedans, mais je lui ai dit que ça allait être compliqué puisque je n’avais pas fait de court-métrage et au Canada, on ne peut pas passer directement au long financé sans avoir déjà touché à la mise en scène et à la réalisation.
Au printemps, Nancy m’a demandé pourquoi je n’écrirais pas un petit truc où je pourrais tenter la réalisation. Au même moment, je rencontre Josée Deshaies qui deviendra ma chef opératrice et qui a notamment travaillé avec Bertrand Bonello. On passe donc toutes les trois une soirée ensemble à discuter et Josée me dit, comme un coup de cœur humain, qu’elle a envie de me suivre si jamais j’ai envie de faire un truc pendant l’été. Vient l’anniversaire de mes 30 ans où Nancy, ne sachant pas quoi m’offrir, prend une carte de Metafilms [la boîte de production] et écrit dessus : “Bon pour un premier court-métrage, toutes dépenses payées”. Je me suis dis qu’il fallait désormais que je fasse quelque chose avec ça. Je me suis mise à écrire Quelqu’un d’extraordinaire cet été là, en faisant le premier draft en deux semaines, ce qui était assez fulgurant, et où, avec ma naïveté, j’ai écrit une histoire avec beaucoup de gens et non pas quelque chose de confidentiel entre deux personnes. Finalement, ce petit truc qui devait être un peu des essais caméras et expérimentaux est devenu un film hyper produit de 29 minutes complètement financé par Nancy. Après l’avoir fini, elle m’a dit qu’une telle durée pouvait être super compliquée en festival, mais nous avons finalement été sélectionnées à Locarno où nous avons gagné un prix, puis nous avons enchainé avec une cinquantaine de festivals. C’est devenu l’histoire de Quelqu’un d’extraordinaire et en fait un peu ma carte de visite.
C’est avec ce film que vous avez pu avoir la confiance nécessaire pour vraiment vous approprier le statut de réalisatrice et faire un long-métrage par la suite ?
M.C. : Oui absolument ! Encore une fois je dois beaucoup à Nancy, je le dis tout le temps mais c’est une des femmes que j’admire le plus au monde parce qu’elle a cru en moi. Je me souviens du moment où, une semaine ou deux avant de commencer à tourner, je lui ai dit que je ne savais pas si j’allais pouvoir réaliser et être en mesure de parler aux techniciens ; elle m’a dit : “Tu sais, bon nombre de réalisateurs ne savent pas parler aux acteurs, mais toi, comme tu es actrice, tu sais leur parler, chacun ses forces.” Et sur le plateau, j’ai pu réaliser qu’effectivement, comme j’avais été actrice avant, mon école du cinéma s’est faite sur les plateaux et que ma chance, par rapport à d’autres réalisateurs qui ne vont pas sur les plateaux des autres, c’est que j’ai pu observer, notamment chez Xavier Dolan qui m’a beaucoup appris aussi, comment faire un film et le fait qu’il n’y a pas de méthode, qu’il faut inventer la sienne. Ça m’a donné une certaine confiance et une certaine liberté, j’ai pu réaliser que je connaissais plus de choses techniques que je ne le pensais. Il y a aussi plein de choses que je ne savais pas et que je continue d’apprendre, mais ça fait partie du métier.
Qu’est-ce que vous avez le sentiment d’avoir appris justement avec le tournage de ce film ?
M.C. : On a fait le film en quatre jours, ce qui n’est pas très long. J’ai appris d’abord à distendre mon énergie sur la longueur, chose que je n’ai pas fait sur le court mais sur le premier long. Ça a été, je pense, la plus grande leçon. Il y a tellement de choses que cela est exponentiel, même encore aujourd’hui où je continue d’apprendre à chaque film, ce qui est normal et tant mieux.
Est-ce qu’il vous arrive de revenir au court maintenant que vous êtes passée au long-métrage en tant que réalisatrice ?
M.C. : Non ça ne m’est pas arrivé. J’ai fait des clips, ce qui n’est pas exactement du court-métrage. Je ne pense pas que le court-métrage est un art mineur, ce n’est pas la salle d’attente pour le long-métrage. Si j’ai une idée de court-métrage qui ne tiendrait que sur un format court, je pourrais très bien le réaliser. Ce n’est pas exclu bien que pour le moment, je travaille plutôt sur des longs.
Vous avez travaillé avec Morgan Simon, pour son premier long-métrage Compte tes blessures. Vous venez également de jouer dans le premier film de Charlotte Le Bon, Falcon Lake (Quinzaine des Réalisateurs 2022). Est-ce que vous sentez qu’il y a une proximité entre le premier long-métrage et le court-métrage ? Qu’est-ce qui vous donne envie de travailler avec ces réalisateurs et réalisatrices qui ne sont pas très âgés et qui se forment petit à petit ?
M.C. : Je n’ai pas de snobisme vis-à-vis de ça, je cherche la rencontre entre un auteur et un metteur en scène. Évidemment quand ce sont des premiers films; je demande toujours à voir les courts parce que c’est très bien de lire un scénario mais ça ne dit rien sur l’atmosphère et la force d’un metteur en scène. C’était donc le cas pour Morgan. Pour Charlotte, c’était un peu différent car j’avais vu Judith Hôtel et c’est également une amie. Nancy produisait son film alors je me sentais en famille et à l’aise d’aller faire l’actrice chez Charlotte. Le scénario de Morgan était impeccable et ça a été l’une des rares fois dans ma vie où j’ai lu un scénario en 80 pages qui tenait impeccablement sur papier, donc après avoir vu ses courts, c’était une aventure qui me paraissait évidente.
Ici, à Cannes, les films en compétition ainsi que les films d’écoles sont observés par votre jury, commun aux deux sections. Les prix remis sont différents, les carrières peuvent l’être également. Est-ce que vous évaluez ces films de manières différentes ?
M.C. : Non. Évidemment que lorsque l’on regarde des films d’école, on a une bienveillance et une tendresse par rapport à une certaine maladresse qui pourrait subsister ou surgir dans un film, mais les films que nous avons vus et primés pourraient, pour moi, pratiquement apparaître dans des sections professionnelles. La différence est qu’on prime des cinéastes qui seront là demain assurément. Et puis quand on juge des films, on juge des films, c’est évidemment avec notre coeur.
Qu’est-ce qui vous a touché dans Il Barbiere complottista de Valerio Ferrara, le premier prix de de la Cinef cette année ?
M.C. : Ça m’a particulièrement touché, c’était mon film préféré pour plusieurs raisons. D’abord, et je l’ai dit sur scène, je fais partie de la tragi-comédie et c’est vrai que chez les cinéastes de comédie, on se bat d’une certaine manière pour exister en festivals car ce n’est pas forcément un genre qui est pris au sérieux…
Pourquoi, à votre avis ?
M.C. : Pour plein de raisons. Par snobisme déjà, parce qu’on pense que la comédie, peu importe le sujet, est toujours traitée avec plus de légèreté que si celui-ci avait été traité en drame, alors que c’est faux. Ce que Valerio Ferrara a fait, c’est prendre un sujet très grave, vraiment d’actualité, et écrire un scénario avec une grande maîtrise où il nous parle de conspirationnisme, de l’état d’esprit des rapports de classes et de la perte de repère de ces gens qui croient aux théories du complot. Et il a choisi le ton de la comédie pour le faire.
Pour moi, la comédie est un genre important parce que lorsque l’on rit ensemble, on est davantage ouvert au dialogue et on réfléchit au monde dans une espèce de douceur. Par exemple, le film de Louis Garrel [L’Innocent] a réjouit la salle, il y a quelque chose qui crée un bien-être chez l’être humain. C’est hyper important, j’aimerais qu’on arrête de penser que la comédie est un sous-genre. Dans mes réalisateurs préférés au monde, il y a les frères Coen qui font des comédies étranges, des comédies noires. Pour moi, The Big Lebowski est à niveau égal des grands maîtres. Il n’y a pas de différence de talent et de profondeur, c’est juste maîtrisé. Le problème de la comédie, c’est qu’il est très difficile d’y faire de la mise en scène car on a toujours peur que la mise en scène étouffe la comédie. C’est pour ça que les frères Coen en sont un exemple très important pour moi : ils arrivent à faire des choix de mise en scène qui augmentent la comédie. Je suis ravie car c’est un genre que je défends, et même Valerio Ferrara était étonné de ce fait.
Comment écrivez-vous vos scénarios pour aller vers la comédie ? Est-ce que vous pensez au jeu ou à des idées de mise en scène ?
M.C. : Ce qui est un peu compliqué, c’est que je ne fais pas de comédie. Je n’écris pas en me disant que ça doit être drôle. J’écris ce que je pense être juste et ma manière de voir le monde, je ne suis jamais rentrée dans une optique de me dire que j’allais écrire une comédie. Pour moi, le monde est tragi-comique, la comédie est du drame avec du temps qui passe dit-on. J’écris en observant des situations dans ma vie, j’ai l’humour facile, les choses me font rire, voilà comment j’écris. Sur le plateau, je dis toujours à mes acteurs qu’il faut absolument qu’on joue comme si on était dans un Bergman, c’est-à-dire que je ne veux jamais qu’on joue la comédie ou qu’on l’appuie. Je leur dis de jouer comme si c’était le plus grand drame de leur vie car c’est ce qui est drôle : la situation est dramatique pour le personnage et par mon regard, je le fais devenir comique. Il y a des moments sur le plateau où l’on rigole bien sûr, mais je veux toujours que les acteurs soient dans un vrai état de vérité, la situation ne doit pas être faite pour faire rire le spectateur, je déteste la minauderie et je la déteste aussi dans le drame.
Dans vos films il y a comme un contrecoup où le spectateur peut s’identifier en se disant que, justement, il y a un décalage en termes de jeu. Il y a ce qu’on voit et une manière d’y réagir qui est peut-être différente. Vous amenez quelque chose de décalé qui fonctionne bien.
M.C. : Ce n’est vraiment pas quelque chose qui est intentionnel. Parfois, on me reproche d’être burlesque ou d’en faire trop, mais je suis dans ce que je pense être juste, je ne pense jamais à ce qui peut faire rire ou choquer, ce sont les autres qui me le disent. On est bizarre dans le regard des autres. Je ne me dis jamais que je suis quelqu’un de bizarre ou que j’ai des idées bizarres. Je ne le sais pas, j’essaie juste de chercher la vérité et la sincérité dans ce que je fais. C’est parfois compliqué dans la vie d’être bizarre mais ça m’aide dans mes créations.
Propos recueillis par Katia Bayer en collaboration avec Anne-Sophie Bertrand. Retranscription : Eliott Witterkerth