Le César du meilleur court-métrage documentaire lui a été remis le 25 février dernier. Son film Maalbeek, ayant trait à l’attentat à la bombe de la station de métro éponyme à Bruxelles, le 22 mars 2016, avait été sélectionné à la Semaine de la Critique il y a deux ans. Entre Cannes et les César, il y a eu de nombreux festivals et prix dont celui de la presse décerné à notre Festival Format Court organisé fin novembre. Après deux courts (Ondes noires et Swatted) et avant son premier long, le cinéaste et artiste Ismaël Joffroy Chandoutis évoque dans cet entretien réalisé avant la cérémonie des César la frontière des genres, l’importance des limites et l’école de la débrouille.
Format Court : Tu as fait trois courts et là, ton projet, c’est d’avancer vers le premier long. Comment t’y prépares-tu ?
Ismaël Joffroy Chandoutis : Avec le premier long, je suis en train de trouver une méthode de travail qui me correspond. J’essaye de mettre en place les paramètres qui définissent le terrain de jeu, quelque part entre une approche conceptuelle – qui constitue les règles fixes – et l’approche narrative et plastique qui constitue le « play » et que je veux aborder de manière plus expérimentale et improvisée. Il me semble essentiel d’effectuer une circulation des approches, pour ne jamais être à court d’idées mais aussi pour ne pas hiérarchiser les étapes. On est donc très seul au départ, le temps que les idées se cristallisent. Seulement après, on peut commencer à ouvrir son projet et le laisser grandir dans les mains de l’équipe. Mais ce ne sera pas une grande équipe comme on le voit traditionnellement.
La manière dont je travaille l’animation, sachant que je n’ai jamais fait d’école, est très personnelle. Ce qui fait qu’au départ, je vais devoir donner le ton pour pour qu’on se synchronise tous, y compris avec les partenaires à trouver aussi. Tout ça prend du temps.
Il va falloir maîtriser chaque étape et avoir une marge de manœuvre qui nous permette de nous réajuster à chaque pallier. On réfléchit très souvent selon le modèle de pensée antique occidental, avec un objectif qu’on détermine dès le départ et ensuite on se fixe des paliers. Puis, on avance sans tout remettre en question. Dans l’approche orientale – les lectures que je fais en ce moment et qui m’aident beaucoup – ce n’est pas du tout ça, l’objectif. On accepte que le travail soit mouvant et beaucoup plus mobile, plus incertain. On réajuste donc à chaque pallier, quitte à repartir de zéro. Mais on ne repart jamais de zéro. C’est une peur qui n’est qu’illusion.
Comment tes intuitions et tes envies se confrontent-elles aux producteurs ? Vous devez quand même trouver un terrain d’entente pour mettre en place un projet commun.
I.J.C : La recherche de fonds, c’est surtout de la traduction d’idées abstraites en fonction des contextes. Des idées qui peuvent être impossibles à imaginer pour des gens qui ne sont pas forcément aussi proches de moi et de mes producteurs pour comprendre le projet. À partir de là, il y a tout un travail de l’ordre de la langue et de la traduction à faire. Godard en parle depuis très longtemps. Tout ça passe par le sacro-saint scénario depuis des décennies, un objet qui n’a plus de sens aujourd’hui. On pense qu’il peut en avoir un par étape, mais même pour des délais financiers, son sens est limité. D’autant qu’avec une approche documentaire, il est souvent demandé des trailers. En fait, c’est compliqué de pouvoir proposer un trailer quand on n’a pas encore de matière en tête, surtout quand, comme moi, on travaille dans l’animation. Mes films sont à la frontière des genres, et on retrouve, c’est vrai, une forte tendance vers l’animation.
Comment travailles-tu ?
I.J.C : Dans ma manière de créer des mondes, je suis assez seul ou avec très peu de gens au départ, j’accepte cette lenteur, c’est la seule manière de garder une marge de réajustement tout en expérimentant.
On crée une méthode de travail qui nous est personnelle. On a beaucoup en tête ce mythe de l’artiste qui regarde par la fenêtre pour trouver l’inspiration. Là-dessus, le cinéma a des méthodes que je qualifierais comme un peu ancestrales. Récemment, j’ai rencontré beaucoup de créatifs dans le milieu du jeu vidéo et ça m’a énormément inspiré. À tout moment, on peut arriver à un rendu final du jeu, avoir des retours et ensuite revenir à l’étape première de la narration. Le cinéma, en tout cas à Hollywood, est en train d’aller de plus en plus dans cette direction. On filme en temps réel de l’animation avec des décors affichés en 3D temps réel. Il y a des tournages qui se font exclusivement en virtuel, sans qu’on puisse en distinguer parfois l’artifice. Oui, j’ai envie de dire que mes films sont fortement inspirés de cette méthode qui bouleverse l’ordre établi. J’en suis plus que convaincu et j’ai pu déjà l’expérimenter sur mes précédents projets. C’est aussi une libération pour les acteurs qui arrêteront de faire des cauchemars à base de fonds vert !
Maalbeek a été catégorisé aux César en tant que documentaire alors qu’il est une balade entre les genres. Pourtant, tu qualifies ton film de geste documentaire…
I.J.C : Ce film est né d’un geste documentaire et je l’ai d’abord pensé en prise de vue réelle. Mais après, je l’ai imaginé avec de l’animation. Et imaginer, c’est convoquer la fiction. Donc on aura beau tout déconstruire, puisque c’est la tendance actuelle, cela n’empêche pas que la catégorisation du monde a une limite. Fort heureusement, il y a encore une place à ce qui échappe, à l’incertain, au renouveau, à l’idiome.
Personnellement, je suis très content d’ouvrir le bal avec la nomination de Maalbeek en documentaire et j’en suis d’autant plus content parce que je me sens en marge de cette catégorie.
Ce qu’il faut retenir, c’est que dans tous les cas, on est tous là, autour du même objet. C’est un moment dans une salle, avec des images et des sons projetés et diffusés. Et ça, c’est ce qui nous réunit tous.
Comment-vois tu le cinéma et la création de manière générale ?
I.J.C : Je souffre énormément d’une déformation professionnelle. J’arrive de moins en moins à rentrer dans les films car je me mets sur un mode analytique. Mes sources d’inspiration artistiques, ce sont surtout des expositions de peintures, de photos et d’installations d’art contemporain. Ça m’inspire plus et je trouve que c’est beaucoup plus libre. Enfin, c’est très souvent plus libre dans le geste, moins contraint. Il m’arrive aussi de regarder des séries, jamais en entier. Ce que j’apprécie dans les séries, c’est qu’il y a plus de diversité de sujets. Je trouve que ça répond plus à l’immédiateté de l’actualité. Et je reviens aussi de plus en plus à la littérature. Mais je dirais que le médium qui m’influence le plus, c’est probablement la musique, mais je n’en suis pas conscient.
Est-ce que le passage par deux écoles belges (Sint-Lukas et l’INSAS) et l’apprentissage de la débrouille ont pu influencer ta manière de faire des films ?
I.J.C : Oui. J’ai toujours appris à faire des films avec peu de choses, pas de financement, pas de matériel. À partir de ce conditionnement-là, j’ai été obligé de penser probablement les choses autrement que ce qui m’a été enseigné en France. Ça ne veut pas dire qu’il y a une méthode qui est meilleure qu’une autre. Quelque part, je pense que ce qui me permet d’aller là où je veux, c’est aussi que je me fabrique très souvent mes outils. Il m’est arrivé de fabriquer des bouts de code pour générer de l’animation ou de jouer avec des caméras. J’aime aller à l’encontre de ce pour quoi les outils, logiciel ou matériel, ont été faits. C’est vraiment quelque chose qui m’influence depuis que je suis enfant. Pour moi, c’est vraiment un moteur créatif que de créer des flux de travail, de « hacker » des logiciels et du matériel. Quand je parle de « hacker » un logiciel, l’idée, c’est de le dériver de sa fonction initiale. Si l’outil ne te satisfait pas, il faut que tu que tu le retravailles, que tu le conçoives. Il faut que j’en ai la maîtrise de bout en bout. Pour ça, il faut expérimenter et comprendre les limites des objets, celles des personnes avec qui on travaille ainsi que ses propres limites. Les limites de temps, de sujet, de représentation, c’est mon fil conducteur pour un film. Pour y arriver, c’est des mois de doute.
Mon approche créative ne tourne pas qu’autour du cinéma. Je fais aussi des expositions, je travaille l’image fixe et j’ai de plus en plus envie d’explorer la performance théâtrale, la musique, les installations artistiques et toutes ces choses, qui ne s’opposent pas au cinéma mais qui ne font que le nourrir.
À quel moment sais-tu que tu as terminé un film ?
I.J.C : Quand je n’ai pas de regrets, quand je suis content et je sais que je suis allé jusqu’au bout. J’entends souvent qu’on pourrait toujours aller plus loin, et ça m’énerve. Pour moi, c’est quelque chose qui est complètement faux parce que je sais exactement quand mes films doivent s’arrêter. Je le sens dans mes tripes et ce n’est pas quelque chose d’intellectuel. Le moment où je ressens la fin, c’est souvent un moment que je ressens physiologiquement. Il y a un moment où on s’arrête, et cette décision-là appartient à l’auteur.
Je suis toujours très content de revoir mes films, ça me permet de me rappeler ce qui a marché, de retrouver des raisons, des contraintes. Je ferai tout pour que la liberté et l’expérimentation que j’ai eues dans le court se retrouve dans le long métrage. Ma priorité, c’est de maintenir vivante la flamme de ce processus créatif, plus que le résultat.
Il y a des films que j’aime bien regarder en ce moment. Par exemple, les films de Wang Bing, où la démesure temporelle de neuf heures constitue une vraie expérience. J’aime bien le cinéma de Dupieux aussi. Ou encore les clips engagés du groupe russe IC3PEAK. Ce sont des objets hors normes. C’est ça qui me plaît. Ce que je sens, c’est que leur priorité première, ce n’est pas la diffusion, c’est d’abord la création. J’ai l’espoir que, si on va jusqu’au bout de ses idées tout en accueillant les retours des gens, on arrivera à créer quelque chose d’inédit qui sera accepté comme tel. C’est ce que tout le monde recherche, mais c’est ce dont tout le monde a peur.
Propos recueillis par Katia Bayer. Mise en forme : Agathe Arnaud
Article associé : la critique du film