Soldat Noir de Jimmy Laporal-Trésor raconte l’histoire de Hugues, un adolescent, qui se rend compte, dans les années 80, que la pigmentation de sa peau a une importance pour la société dans laquelle il vit. C’est le début d’une prise de conscience nourrie par la colère. Ce film de Jimmy Laporal-Trésor, ayant démarré sa carrière à la Semaine de la Critique 2021, fait partie des 5 courts films nommés aux César dans la catégorie meilleur court-métrage de fiction.
À la veille de la cérémonie, Jimmy Laporal-Trésor nous parle de son parcours, de ses influences, de la nécessité de parler de certains sujets du cinéma aujourd’hui et de sa façon de travailler. Sont également convoqués dans cet entretien, ses co-scénaristes, son producteur et les interrogations qui l’anime.
Format Court : Quel a été ton parcours jusqu’à Soldat noir ?
Jimmy Laporal-Trésor : Je suis rentré dans le métier en tant que scénariste il y a une dizaine d’années sur un projet qui s’appelle La Cité rose et qui a eu son petit succès critique. Après, on a enchaîné avec Julien Abraham, le réalisateur, un deuxième film qui s’appelait Mon frère, qui est sorti en 2019. Entre les deux, j’ai monté une boîte de production avec un pote, Sébastien Birchler, qui s’appelait « Watchyourback ». En attendant que les projets se fassent, on avait envie d’expérimenter des choses. On a ainsi produit mon premier court, Le Baiser puis 2 autres courts (Boom Boom de Steve Tran, Libérable de David Ribeiro). L’idée, c’était vraiment de se faire plaisir et de ne pas attendre. Et puis, sur ma route j’ai rencontré Manuel Chiche, un peu avant que Mon frère sorte. Il m’a proposé d’écrire un film, un long-métrage qui s’appellerait Rascals. À la base, je ne devais pas forcément le réaliser. Il pensait qu’un premier film, d’époque, en costumes, avec de l’action, c’était peut-être un peu compliqué pour un jeune metteur en scène, ne serait-ce que pour rassurer les financiers. Au départ, ce n’était pas prévu. Et puis, au fil de la collaboration, il a changé d’avis, il m’a dit un jour : « non, c’est toi qui va faire le film, ça va peut-être être compliqué à financer, mais c’est toi qui va le faire et j’aimerais bien que tu refasses un court avant ». J’ai dit : « ok on y va ». Et ça a donné Soldat noir.
Que représente pour toi le court-métrage ?
JL-T : Le court-métrage, c’est vraiment quelque chose de très personnel. Je ne sais pas si tout le monde partage ça, mais pour moi, c’est vraiment un art à part entière. Souvent, je fais le lien avec les nouvelles et les romans. La nouvelle, c’est vraiment un courant littéraire à part entière. On ne peut lire que des nouvelles si on veut et prendre beaucoup de plaisir à en lire et ce n’est pas du tout la même chose que de lire un roman.
Je pense la même chose pour le court-métrage et le long-métrage. Je ne conçois pas le court métrage comme étant un passage obligé pour faire un long. Je le vois vraiment comme un champ d’expérimentation pour raconter un certain type d’histoires que l’on ne pourrait pas raconter dans un long. Pour raconter un film en court, il faut vraiment trouver une histoire qui peut se raconter vite, de manière un peu vive, un peu directe, un peu frontale même je dirais. C’est ça qui m’intéresse dans le court-métrage. Et effectivement, ça permet d’expérimenter des choses qu’on n’a pas forcément le loisir de faire en long-métrage parce que il n’y a pas les mêmes enjeux économiques, et donc pas la même pression. On a donc plus de place pour respirer. Ca ne me semble pas incompatible de faire des longs et arrêter les courts. Je pense que l’on peut faire les deux, passer de l’un à l’autre, selon ce qu’on a à dire.
Pourquoi était-ce nécessaire de raconter l’histoire de Soldat noir ?
JL-T : Tout au début, quand on a commencé à collaborer avec Manuel Chiche et mon équipe de co-scénaristes Sébastien Birchler et Virak Thun, on est arrivé avec une idée de série qui parlait de la jeunesse qui chassait les skins. Avec mes camarades, on est né à la fin des années 70. Dans le milieu et la fin des années 80, c’était vraiment la grande époque des skinheads qui faisaient un peu régner la terreur dans certains quartiers de Paris. Et il y a eu cette jeunesse qui s’était organisée en bande pour aller chasser le skin et sécuriser certains quartiers. Pour nous, c’était « nos grands » qui étaient concernés et qui faisaient l’objet de sujets de conversations qu’on avait dans la cour de récréation. On se racontait toutes les rumeurs, tous les faits divers qui s’étaient passés dans Paris. C’est un truc qui est resté dans ma tête pendant très longtemps et que j’ai oublié par la suite. Un jour, je suis tombé sur un livre de photos qui s’appelle « Viking et panthère » de Gilles-Elie Cohen. Un livre de photos, ça n’a rien à voir avec les chasseurs de skins mais ça montrait en fait les bandes du début des années 80. En feuilletant le bouquin, ça a ravivé ces souvenirs de gosse. C’est vrai qu’à l’époque, il y avait des bandes à Paris avec des mecs incroyables qui avaient des styles, qui faisaient peur. On ne pouvait pas aller à Châtelet, à République ou à Montparnasse. J’ai appelé mes potes et je leur ai proposé de raconter une histoire sur ce sujet. Quand on discute avec les gamins qui ont 20 ans, pour eux, ça n’a jamais existé et au mieux, ils nous prennent pour des mythos quand on leur en parle. Alors que pour moi, c’est la mémoire de Paris, ça raconte aussi un autre Paris qui n’était pas celui d’aujourd’hui qui est très propre. C’est un Paris qui était un peu crade dans certains quartiers, qui était aussi un peu un coupe-gorge parfois et j’avais envie de raconter ce Paris d’où l’on vient, notre patrimoine culturel et urbain. Du coup, on a commencé à écrire un projet de série qui a plu à Manuel Chiche. Et quand on a écrit le long-métrage, bizarrement, on est parti sur une autre histoire. Quand Manuel m’a demandé si je voulais faire un court, j’ai repensé à cette histoire de chasseurs de skins. Avec mes camarades, on avait justement une histoire qui permettait de raconter ça de manière concise, une ligne droite, un truc assez rugueux.
À travers le personnage de Hugues, qui est le personnage principal de ton film, est-ce qu’il y a une part autobiographique ? Qu’est-ce que tu as mis de toi dans ce projet ?
JL-T : Ce que j’ai mis de moi là-dedans, c’est ma colère. Celle de réaliser un jour que je n’étais pas considéré comme un citoyen à part entière. Ça m’est arrivé beaucoup plus tard que Hugues. Finalement, il est beaucoup plus précoce que moi car il l’apprend quand il a seulement 17 ans. Moi, je me suis mangé ça en pleine tronche quand je suis sorti du système scolaire. J’avais la chance d’être bon élève. Même si j’ai grandi dans un quartier populaire, j’ai vécu avec ma grand-mère, on était pas du tout riches, mais j’étais plutôt le mec du quartier qui disait qu’il ne fallait pas se plaindre, que si on voulait faire des choses, il fallait juste se bouger. Mes copains me disaient qu’en tant que noirs et arabes, c’était compliqué, je leur répondais que ça l’était parce qu’ils le voulaient bien. À l’école, ça se passait bien. J’étais en plus plutôt populaire parce que j’étais marrant, bon élève, sympa. On se référait toujours à moi avec des qualificatifs qui étaient plutôt plaisants, mais qui n’avaient jamais de rapport avec ma couleur de peau. Je sors du système scolaire avec ma maîtrise de communication et là je me rends compte que pour la société, la pigmentation de la peau à son importance. Et de fait, je tombe des nues parce que je n’ai jamais eu ça en tête. Je cherche un appartement, c’est compliqué. Trouvé un boulot, aussi. Je me retrouve à me faire contrôler par la police alors que je suis le genre de mec qui n’a jamais fait de conneries. Il y a des humiliations un peu au quotidien, comme ça. Et là, je me rends compte que je pensais qu’on avait des problèmes avec la police ou la société en général seulement si on se comportait mal. Si on se comportait bien normalement, c’est la même chose pour tout le monde. Quand je me suis rendu compte que c’était à cause de la couleur de ma peau, j’ai été en colère pendant très longtemps parce que j’ai vraiment vécu ça comme une injustice profonde. Ça a nourri le personnage de Hugues qui se rend compte de cette injustice.
Comment travailles-tu avec tes co-scénaristes ?
JL-T : Comme je te l’ai dit, à la base, je suis scénariste. J’ai appris le métier de la narration en passant par l’écriture. Je ne peux pas écrire une scène si je ne la vois pas. Même quand je n’’étais que scénariste pour La Cité rose et Mon frère, si je n’arrivais pas à visualiser les séquences, je ne pouvais pas les écrire. Ça, c’est un principe de base : déjà, à l’écriture, il y a des images qui se créent quand on lit le scénario. Je travaille avec Seb et Virak que je connais depuis longtemps. On a fait partie du même collectif à l’époque (« Renoash ») quand j’étais encore en maîtrise en cinéma. On faisait plein de courts-métrages, c’était un laboratoire de pleins de trucs, pas super bons (sourire), mais en tout cas, on a vraiment kiffé cette expérience, ça nous a appris pas mal de choses. Quand on écrit, quand on se raconte des scènes, on se demande ce qu’on va voir. Ça nous permet d’écrire un premier scénario qui est déjà une base commune. On écrit ce scénario a plusieurs mains. En général, je passe derrière une première fois. Après, on fonctionne étape par étape. On sépare les choses. Et après, je reprends toutes les parties pour qu’il y ait une espèce de cohérence littéraire dans le scénario. Là, je m’investis comme scénariste. Je suis juste scénariste comme mes camarades. Et après, seul, je découpe, je rafistole ce qu’on a écrit, je remodèle car il y a des choses qu’on écrit qui ont finalement du mal à fonctionner en termes de mise en scène. C’est le travail de réécriture que normalement tout réalisateur doit faire quand il s’approprie un scénario.
Est-ce que tu penses que le sujet de Soldat noir est peu ou pas assez représenté dans le cinéma aujourd’hui, notamment dans l’époque que tu filmes, celles des années 80 ?
JL-T : Ce type de film d’époque et même de film qui questionne le racisme et l’histoire de notre société confrontée au racisme, il y en a très peu en fait. Je suis en train de chercher des films qui traitent de ça sans toutefois passer par le prisme « banlieue/banlieusards » car Soldat noir ne parle pas du tout de ça, et je ne suis même pas sur qu’il y en ait. Mon film parle d’un gamin qui se rend compté que la couleur de peau a une importance pour la société.
Les Anglais, les Américains, même les Espagnols, n’ont pas de mal à faire des films qui questionnent leur histoire un peu plus sombre. Nous, à part à part la Seconde Guerre mondiale, on a du mal à parler de tout le reste. Je trouve ça dommage parce que finalement, c’est notre histoire. J’ai l’impression que quand on aborde ces sujets-là, il y a une espèce de suspicion. On suspecte les auteurs et les réalisateurs de ne pas aimer leur pays alors que non en fait, j’aime mon pays, j’en parle. Il n’y a pas de mauvais sujets. Quand on voit la société d’aujourd’hui, on se dit souvent que pour parler du présent, c’est bien de parler du passé. Ça nous permet de voir qu’il y a des erreurs à ne pas refaire. On est en plein dedans là avec la montée de l’extreme-droite et même la pensée de l’extrême-droite qui s’est plutôt normalisée. Parler des années 80 où il y avait une lutte antiraciste avec SOS Racisme ou même des choses plus rugueuse avec ces bandes qui s’organisaient dans la rue, c’est une façon de dire qu’à un moment donné, notre société refusait ça, ne voulait pas prendre la mauvaise direction. Et finalement, on n’a pas écouté, pas appris. Je me rappelle que quand j’étais petit, Jean-Marie Le Pen était diabolisé C’est un mec qui disait que les chambres à gaz étaient un détail de l’histoire et aujourd’hui, il y a des gens qui se permettent de dire des choses horribles et « c’est normal », personne n’apprend des leçons du passé.
Ça me questionne vraiment sur la société dans laquelle on vit. Ce n’est pas une question de couleur. On nous dit que le racisme, ça ne concerne que les Noirs, les Arabes et les asiatiques. Alors que le racisme c’est une vraie question, un vrai problème de société.C’est un problème, c’est un danger pour le vivre ensemble. On vit dans le même pays, c’est notre pays à nous, on vit tous ici avec nos origines. On participe tous à la même société. On parle tous la même langue et on est bien content aussi de goûter aux spécificités locales de chacun. C’est ce qui fait la richesse du pays et c’est ce qui a toujours crée la richesse de la France. Ça me fait peur d’entendre des gens dire : « Non, ce n’est pas ça la France ». Moi, vraiment, ça me questionne. Il suffit de regarder notre histoire. Dans toutes les strates de la société, que ce soit au niveau des artistes, des hommes politiques ou des grandes personnalités de notre histoire, il y a eu des gens de tous les horizons qui n’étaient pas forcément comme on dit des « français de souche ». Ce qui fait la grandeur de notre pays et on ne peut pas remettre ça en question. Pour paraphraser Fritz Lang, le cinéma rassemble les gens dans une même salle, la première chose qu’on a à faire, c’est de les divertir. C’est la moindre des choses : les gens payent leur place. Mais ce n’est pas parce que on fait ça, que derrière, on n’a pas la responsabilité d’essayer de nourrir leur esprit avec une nouvelle façon de voir la société, de poser des questions de fond sur la façon dont elle fonctionne et dysfonctionne. Le cinéma, c’est un outil très puissant parce que finalement, sans faire la morale, on peut poser des questions. Et c’est dommage de réduire le cinéma et d’avoir peur de poser des questions de fond.
Ça te fait quoi de te retrouver dans les cinq nommés aux Césars ?
JL-T : La première chose bien sûr, c’est que je suis fier, je suis super heureux. Ça c’est indéniable. Je me dis aussi que Soldat noir est un film particulier qui, à la base, a été compliqué à faire. Naïvement, au début quand on a commencé à le faire, je me suis dit que c’était un film sur l’antiracisme, qu’on pourrait le faire facilement. Ça n’a pas été si simple. Qu’on ait réussi à le faire le film, ça a été un miracle. Après la sélection à la Semaine de la critique, ça a été super. Et là, les César, symboliquement pour moi, c’est l’industrie qui te dit que l’on a besoin de ce type de films. C’est un vrai encouragement. On peut faire du cinéma autrement. Faire du cinéma, justement, qui interroge la société, qui pose des questions pertinentes, qui peuvent être des dérangeantes, mais qui sont essentielles pour tout simplement continuer à vivre dans le pays qu’on aime. On a une devise quand même très forte : « Liberté, égalité, fraternité » qui est souvent bafouée en ce moment. Pouvoir questionner notre société par rapport à cette devise à travers la fiction, je trouve que c’est très fort et que c’est essentiel. Cette nomination aux Cesar me donne l’impression qu’on me dit : « T’as raison, continue à le faire ».
Quel est la suite pour toi ?
JL-T : Déja Rascals qui sort le 23 novembre prochain. Là on finit le mixage. On espère être pris à Cannes. Ce serait bien. Ensuite, en parallèle, il y a l’adaptation de Soldat noir en série qui s’appellera Black Mamba qu’on est en train de developer avec Canal +. Là c’est pareil, c’est une nouvelle aventure qui commence : on commence à écrire. Enfin, je me remets à l’écriture de mon prochain film Mai 67 qui traite d’un fait divers qui s’est déroulé en Guadeloupe en mai 67. Des ouvriers en bâtiment étaient en grève. Ils demandaient juste à être augmentés. Ironie du sort : ils demandaient 2% d’augmentation. Ça a été refusé, ça a fini en bain de sang et après, ils ont obtenu 20% d’augmentation. La gendarmerie nationale a tiré sur eux alors qu’ils étaient des citoyens français. Il y a eu une centaine de morts, ça s’est fait dans le plus grand silence. C’est un oubli de l’histoire.
Propos recueillis par Damien Carlet