Le dernier court-métrage de Virgil Vernier, Kindertotenlieder, a remporté le Prix Jean Vigo du court-métrage 2022 et était en compétition au Cinéma du réel en mars 2021. À cette occasion, Format Court s’est entretenu avec le réalisateur des deux longs-métrages Mercuriales (2014) et Sophia Antipolis (2018) et de nombreux courts-métrages, parmi lesquels Pandore (2010), Orléans (2012) ou, Sapphyre Cristal (2019). Dans son dernier film, il aborde avec sensibilité les émeutes de 2005 à Clichy-Sous-Bois en détournant les images des journaux télévisés de TF1. Avec lui, nous avons discuté de son film, de télévision et surtout de beauté.
Format Court : Comment voyez-vous votre film, comme un documentaire, un film expérimental, un film de fiction ?
Virgil Vernier : Je ne veux pas catégoriser les choses. J’aimerais bien que mes films soient mes films. J’emprunte à tous les genres pour faire quelque chose qui est mon langage, ma manière de voir. Un film peut contenir tous les types d’approches, de l’ethnologie à la science-fiction. Tout peut faire le même film.
Kindertotenkieder est une demande de la Mairie de Clichy. Quelle a été la genèse du film ?
V.V. : Le romancier Éric Reinhardt est venu me voir, il m’a expliqué que la Mairie de Clichy l’avait missionné pour proposer à des artistes, des metteurs en scènes ou des cinéastes de créer autour de la ville de Clichy. Quand il m’en a parlé, ça a fait tilt dans ma tête. Clichy est tout de suite associée pour moi à ces émeutes de 2005 qui m’avaient beaucoup marqué, celles filmées par la télévision. Je lui ai tout de suite annoncé mon projet : faire quelque chose à partir des images de TF1. Mais il fallait déjà obtenir les droits pour les utiliser. Éric Reinhardt s’est battu car ça coûte très cher d’utiliser des archives… et il a réussi à les avoir gratuitement. Sans ça, le film aurait été trop cher et on n’aurait pas pu le faire.
Qu’est-ce que vous vouliez construire avec les images des JT de TF1 ? Aviez-vous une idée précise avant de vous attaquer aux images ?
V.V. : Je pensais que j’allais faire des images seulement muettes et faire un film très visuel. Je ne pensais pas qu’il y aurait autant de micros-trottoirs, de témoignages. Quand j’ai reçu les archives de TF1 – parce qu’un jour la chaîne nous a enfin envoyé tous ses rushes – je me suis rendu compte que j’adorais retrouver ces témoignages des gens de la ville, entendre comment ils s’exprimaient… J’adore comment les gens parlent. Une fois qu’ils sont débarrassés du commentaire du journaliste, ils sont captivants. Ils ne sont plus instrumentalisés par la chaîne où la moindre parole humaine est abreuvée de commentaires qui classent les gens en « pour » ou « contre ». Ils peuvent exister dans leur complexité, même dans un micro-trottoir.
Le film fait beaucoup ressortir la voix des habitants. On ressent leur détresse et leur solitude dans ce qu’ils ont traversé pendant les émeutes.
V.V. : On ressent plein de choses. On ressent aussi le fait que les gens ne sont pas juste catégorisables dans un cliché ou dans un archétype. Je ne connais pas très bien le journalisme mais quelques amis journalistes m’ont raconté les rédactions. On leur dit : « Tiens, ramène moi cinq mecs qui sont contre les émeutes et cinq qui sont pour ». Lorsque les gens sont réduits à des quotas, ils n’existent pas beaucoup en dehors de cette parole de « quota ». Quand on les débarrasse de ce poids-là, on peut commencer à comprendre comment ils sont et voir leur humanité stricte. Et ça c’est intéressant.
Votre film ne semble pas prendre parti, ni contre les émeutes, ni contre la police. Dans quelle mesure votre démarche était-elle politique ? Était-elle revendicatrice, et si oui, de quelles revendications ?
V.V. : La revendication de cinéma ! Le cinéma, c’est le moment où il y a un trouble, où on ne sait pas comment comprendre les choses. C’est tragique de voir les gens les uns contre les autres mais on ne va pas pour autant prétendre que l’un ou l’autre ait raison. On peut même donner à voir des opinions qui ne sont pas les nôtres. Moi, je n’aime pas du tout les états répressifs, les mesures coercitives, celles qu’on vit actuellement ou celles de 2005, comme le couvre-feu. Malgré tout, j’ai eu envie de laisser s’exprimer ces gens-là. Comme dans Sophia Antipolis où j’ai eu envie de filmer ce que c’était qu’une milice. Même si mon point de vue est clair là-dessus, parce qu’on voit bien ce que je valorise comme rapport humain et ce sur quoi j’ai une sorte d’ironie. Malgré tout, j’avais envie d’épouser les points de vue des gens de la milice et d’essayer de comprendre pourquoi ils en arrivent à avoir tant envie de sécurité, tant besoin de cette société d’hypervigilance.
Comment s’est passé le montage de Kindertotenlieder ?
V.V. : Je travaille avec une monteuse, Charlotte Cherici, avec qui j’ai fait Sophia Antipolis. On est très proche parce qu’elle en a le même type d’humour, le même regard sur les gens, sur les choses. En regardant pour la première fois tous les rushes, on a décidé de tout classer. J’adore faire des listes. On avait rangé toutes les images de munitions dans un dossier sur l’ordinateur, toutes celles qui concernaient les voitures brûlées, puis les voitures en train de brûler, puis les bus ! Tous nos dossiers sur le logiciel de montage étaient des listes. On voulait mettre en valeur dans le montage à quel point certaines figures sont très filmées et enregistrées par TF1, comme étant les motifs de fascination de la chaîne. On ne voulait pas de narration chronologique des événements mais plutôt mettre en avant des thèmes et des figures qui étaient très marquants dans ces émeutes de 2005. Entre deux repères chronologiques au début et à la fin du film (à savoir le point de départ des émeutes, la mort de ces deux jeunes ; et à la fin, le couvre-feu qui est le symbole du côté répressif et sécuritaire de la réponse Sarkozy), on a laissé se développer des motifs, des figures qui étaient récurrentes.
Vous êtes souvent en dehors des codes communs de ce qu’est une image parfaite. C’est quoi pour vous une image réussie ? Est-ce que c’est une belle image ?
V.V. : La question de la beauté est tellement complexe. Même si je n’ai pas envie de m’arrêter au simple constat qu’il y a toujours une forme de beauté ! Il y a des formes de beauté inattendues qu’on peut aller traquer dans des endroits inattendus. Même des vilaines images de journalistes de TF1 des années 2000 peuvent avoir une forme de beauté. Lorsqu’elles sont débarrassées de leurs commentaires soit sécuritaires, soit dramatiques. Une voiture qui brûle, comme toute forme de ruines, c’est quelque chose que j’aime. J’aime beaucoup filmer des choses qui sont mises à mal, qui sont dans un état décadent, dans un état de santé qui n’est pas celui dans lequel elles devraient être. C’est pour ça que c’est toujours plus beau de voir quelque chose s’écrouler que quelque chose en pleine mesure de sa force. Moi j’aime bien aller chercher des choses sales, granuleuses, cachées, des images qui sont d’habitude mises au rebut, de côté. Je vais les chercher parce qu’elles sont signifiantes du fait justement qu’elles ont été mises de côté ! Elles ont une beauté cachée.
La beauté, c’est sans doute le mot le plus indéfinissable, le moins scientifique qui soit. Je peux aller dans des musées (du moins à une époque, je pouvais y aller) et voir des œuvres célébrées pour leur beauté et que je trouve d’une grande laideur. De la même manière, je peux voir des choses qui ne sont pas censées être belles et, personnellement, y trouver une grande beauté. Sur une étiquette de céréale par exemple ! Le capitalisme produit parfois sans le savoir des images plus belles que les artistes reconnus. Ce que je veux dire par là c’est que la beauté n’est pas plastique, ce n’est pas comme les critères objectifs d’harmonie, de couleurs. C’est un je-ne-sais-quoi mystérieux, la beauté.
C’est quelque chose que vous avez appris dans vos études de philosophie et aux Beaux-Arts avec Christian Boltanski ou c’est quelque chose que vous avez appris ailleurs et après en faisant des films ?
V.V. : Plutôt la deuxième réponse ! En philosophie, c’est très intéressant parce que tous les penseurs les plus importants ont essayé de comprendre ce que c’était l’Art et ce qui faisait qu’on pouvait dire d’une œuvre d’art qu’elle était belle. C’est très beau, c’est très intéressant mais ça ne nous dira jamais pourquoi telle chose est belle. Ça tentera de l’approcher. Heureusement aucun critère définitif ne peut déterminer si une œuvre doit rentrer à Beaubourg ou pas, si telle œuvre a une valeur sur le marché ou pas et, surtout, si on a une émotion face à une image. On a une émotion quand l’image contient un mystère fascinant qui nous intrigue et qui nous crée un plaisir mystique.
Et puis, c’est plus fort que moi, j’ai une attirance pour les images qu’on pourrait dire révolutionnaires : la Révolution française, la Commune de Paris, toutes ces choses-là… En voyant les images que TF1 a produites dans un but idéologique particulier, on aurait pu les détourner dans le contraire de ce qu’elles étaient censées dire. On pouvait faire un poème à la gloire des révoltés, des insurgés, des émeutiers alors qu’au départ, on voulait faire une critique.
Les émeutes apparaissent peu dans le film, on voit surtout ce qu’il en reste…
V.V. : Il y a quand même quelques images de gens qui jettent des cocktails Molotov ou des pierres, de gens qui crient. Je n’ai pas non plus évacué ces images mais je ne voulais pas leur donner une place plus grande. Ce n’est pas un film sur les émeutiers, c’est un film sur la manière dont TF1 a raconté ces émeutes. Ce qui est intéressant dans le film c’est surtout comment, avec ces images, j’ai tenté de raconter les mêmes événements mais différemment. C’est vrai que j’adore les images des flics, des impacts de balle, toutes les munitions qui ont été retrouvées, puis filmées et recouvertes par une voix off… Mais les montrer à l’état brut, débarrassés de tous commentaires sensationnalistes, c’est beau. Ça raconte autre chose.
Vos films sont souvent à la frontière du genre entre fiction et documentaire, toujours avec la volonté de raconter le réel.
V.V. : Oui, mais ce sont des mots tellement vagues. Avec ces mots, on peut tout dire et son contraire. Je cherche un état où les choses sont à la fois sublimes et dérisoires, triviales et mythologiques. J’essaye de traquer ces endroits où, derrière des choses tout à fait simples, se cache de l’épique, des symboles de notre époque. Il peut se trouver n’importe où : dans des images banales de JT comme on en voit tous les soirs, comme dans des choses plus étranges que je tente d’aller chercher moi-même, avec ma caméra. Dans des endroits qui sont familiers mais qui sont aussi étrangers.
Propos recueillis au téléphone par Agathe Arnaud
Article associé : la critique du film