Format Court a rencontré la réalisatrice franco-marocaine Sofia Alaoui. Son dernier film Qu’importe si les bêtes meurent a obtenu le César du Meilleur Court-Métrage 2021. On évoquera notamment le poids des dogmes, la liberté de penser, sa vision du cinéma ou encore l’influence du documentaire dans la mise en scène.
Format Court : Qu’importe si les bêtes meurent est une histoire complètement inattendue où un éleveur de chèvres musulman, reclus dans les montagnes de l’Atlas, voit ses convictions et sa spiritualité soudainement bousculées par l’arrivée… d’extra-terrestres. D’où vous est venue cette idée ?
Sofia Alaoui : J’ai grandi un peu au Maroc et après de nombreuses années passées à Paris, je suis retournée là-bas. J’ai pu ainsi regarder la société marocaine de manière différente, avec plus de recul. Une fois sur place je me suis sentie étouffée.
Les gens là-bas n’ont qu’une manière de voir la vie, qu’une manière de penser la religion et c’est très figé dans leur esprit. Etre réalisatrice là-bas, c’est déjà se trouver en dehors de la société. Moi j’ai de la chance, j’ai voyagé et j’ai pu expérimenter autre chose. Mais cette société ne permet pas aux gens de s’épanouir pleinement puisqu’elle leur impose un cadre extrêmement rigide qu’ils doivent respecter. L’idée du film est venue de là, de l’envie de vraiment questionner la société de manière profonde. Moi, je me posais des questions spirituellement parce que je suis issue d’une tradition musulmane et, de par mes voyages, je me suis intéressée aux autres façons de croire. J’avais envie de comprendre le sens qu’il y avait derrière le dogme religieux. J’ai remarqué que beaucoup de gens ne comprenaient pas le sens qu’il y avait derrière certaines pratiques. Le film est venu de là. En introduisant les extra-terrestres, j’ai voulu aborder la question de notre place dans l’univers, de qui on est vraiment. Qui est-on pour savoir la réalité des choses, qu’est-ce qu’on est à l’échelle du monde ? J’aime bien cette idée des extra-terrestres car dès qu’on demande aux gens de se positionner par rapport à leur existence, ça devient très révélateur de la manière de penser des uns et des autres.
Peut-on parler d’un film « anti-religion » ?
S.A. : Ce n’est pas du tout un film antireligieux. Je pense que personne ne l’a vu comme ça. C’est un film qui questionne les dogmes. Forcément, dans la religion, il y a des dogmes très, très forts, mais ce n’est pas du tout antireligieux. C’est un film qui, au contraire, va questionner le sens. Parce que souvent on est attaché à la forme, à respecter certaines choses mais sans trop comprendre pourquoi. C’est donc plutôt un film qui cherche à déconstruire la figure dogmatique que peut imposer la religion.
On voit, en effet, ces croyances dogmatiques empêcher le personnage principal de s’autoriser à exprimer ses doutes ou analyser la situation de façon rationnelle.
S.A. : C’est un problème plus large. Le dogme ne s’arrête pas à la religion et je crois que c’est caractéristique de tous les pays arabes. Dans ces pays, la manière de penser émane d’une éducation religieuse où on ne pousse pas l’individu à réfléchir. Ainsi, dans cette idée d’appliquer sans réfléchir, ce n’est pas que la religion, ça touche tous les domaines. Mais c’est sûr que pour moi ça vient, à la base, de la manière dont la religion ou la spiritualité a été inculquée chez les gens dans les pays arabes. Parce qu’on empêche les gens de réfléchir et ça, c’est dommage.
À travers vos films, on ressent un intérêt marqué pour le sort des personnes défavorisées. Qu’elles soient pauvres, opprimées, victimes d’injustice ou de discrimination.
S.A. : J’ai toujours été curieuse. Je me suis toujours interrogée sur le fait que les gens puissent subir une vie, mais non pas par choix. Ce sont des personnes qui n’ont pas eu le choix. J’ai toujours eu un peu d’empathie pour ces gens-là.
Qu’importe si les bêtes meurent se trouve ainsi dans la continuité de cette empathie ?
S.A. : L’autre m’intéresse énormément, l’autre dans sa différence. Dans Qu’importe si les bêtes meurent, j’était intéressée par l’idée de comment vivre sa vie en accord avec qui on est réellement et comment la société, la religion, l’éducation peuvent finalement nous empêcher de nous épanouir pleinement en étant nous-mêmes.
Il s’agit de votre troisième court-métrage (Le rêve de Cendrillon, Kenza des Choux) mais vous avez également plusieurs documentaires à votre actif (Les enfants de Naplouse, Des vagues ou rien). Qu’importe si les bêtes meurent semble beaucoup s’inspirer justement du documentaire, aussi bien dans l’authenticité des personnages, des décors que dans le côté brut de la mise en scène.
S.A. : C’est vrai. Kenza des choux par exemple, c’est un film que j’avais beaucoup aimé mais qui était aussi très compliqué pour moi. Je me sentais très figée. Il y a même des dogmes dans le cinéma, en fait. Il fallait faire un découpage très écrit. Il fallait faire des répétitions avec les comédiens, donc j’ai fait un film comme il se doit, dans les règles de l’art. C’était complètement rigide. Et du coup, j’ai trouvé le film un peu figé. Je me suis dit que ce n’était pas moi. Moi, ce que j’aime c’est une forme de liberté. Je me suis donc émancipée un peu de ça et j’ai voulu tester de nouvelles choses en empruntant à tout ce que j’aime bien dans le documentaire, c’est-à-dire des personnages. Justement j’avais envie de faire du cinéma parce que c’est l’humain qui m’intéressait, l’humain dans sa complexité. Quand on travaille un documentaire, on est face à des gens qui sont vraiment complexes et c’est très intéressant. Pour ce court-métrage, j’ai donc voulu des acteurs non-professionnels qui amènent d’eux-mêmes. Chaque acteur avait les mêmes questions intérieures que mes personnages. Même si on travaillait avec un scénario très écrit, je pouvais ainsi garder cette dimension de documentaire où je puisais un peu dans le passé, la psychologie des gens. On le voit aussi dans les décors, car ce que j’ai toujours aimé dans le documentaire, c’est travailler avec les matières réelles.
Vous travaillez actuellement sur trois projets de long métrage (L’Émir du Nord, Tarfaya , Parmi nous). Vous y abordez les mêmes thématiques ou vous essayez de nouveaux univers ?
S.A. : Dans Parmi Nous, on est toujours dans les paysages de l’Atlas qui invitent à l’introspection. J’avais envie d’explorer le rapport au consumérisme et je reviens aussi sur le rapport à la religion et à l’image où je constate une espèce de marketing de l’islam extrêmement fort. On est dans un monde hyper-connecté où l’image est plus importante que ce qu’on est réellement. J’avais envie de pousser un peu plus les thématiques du court-métrage en les mettant dans un contexte plus actuel.
Propos recueillis par Piotr Czarzasty