Theodore Ushev, réalisateur et dessinateur québécois d’origine bulgare, est depuis plusieurs années un habitué incontesté du Festival d’animation d’Annecy où il a été récompensé à de multiples reprises. Pour cette édition en ligne 2020, le cinéaste a été élu grand gagnant du festival en remportant à la fois le prix FRIPESCI et pour la première fois de sa carrière le Cristal du court métrage avec son dernier film Physique de la tristesse.
Véritable œuvre d’art, Physique de la tristesse est le tout premier court métrage d’animation réalisé entièrement à l’encaustique. Ancienne technique de peinture à la cire fondue principalement utilisée durant l’Égypte ancienne, l’encaustique a la fâcheuse particularité d’être particulièrement difficile à manier dû à la rapidité de son séchage. De quoi représenter un défi colossal pour le réalisateur, qui a commencé à penser ce projet en 2011 et pour qui il aura fallu sept longues années de travail, de peinture et de photographies pour en achever la production.
Une fiction que Theodore Ushev s’est réappropriée et a rattachée à sa propre histoire pour offrir finalement un film très personnel. Comme son personnage, le réalisateur est lui aussi d’origine bulgare et a migré pour Montréal, à ces similarités s’ajoute sa propre relation avec son père. Le réalisateur découvre et apprend grâce à son père l’encaustique et ils commencent à travailler ensemble sur ce film. Le décès de ce dernier avant la fin du court métrage rend le processus particulièrement difficile pour le cinéaste.
Ce court métrage de 27 minutes, inspiré du roman bulgare Physique de la mélancolie de Guéorgui Gospodinov, retrace les souvenirs et les évènements de la vie d’un homme inconnu empreint de tristesse et de mélancolie. Narré par Xavier Dolan, le film raconte l’histoire d’un individu mais aussi l’Histoire de l’Humanité, toutes les deux accompagnées par leurs mythes et leur obscurité.
Né en 1968, le narrateur voit sa jeunesse marquée par quelques émois amoureux, mais essentiellement par les instabilités politiques, notamment par la guerre froide. On découvre ainsi par un récit fragmenté, son enfance affligée par la perte de l’être aimé, sa jeunesse à l’armée, puis finalement son départ pour le Canada et sa vie d’adulte vide de sens.
Dans Physique de la tristesse, le narrateur se retrouve tiraillé tout au long de sa vie entre sa propre individualité et cette mémoire universelle qui s’impose à lui tel un gouffre. Perdu dans son propre labyrinthe de souvenirs, il est défini uniquement par le passé et est incapable de concevoir sa propre identité. Le court métrage représente la crise identitaire déchirante et la profonde détresse du personnage et raconte ainsi la destinée d’un homme qui ne peut être sauvé de lui-même. En ce sens, il est intéressant de noter comment la technique de l’animation rend compte à merveille du trouble qui imprègne la vie du narrateur, puisque l’encaustique, ne pouvant mettre l’accent sur les détails, a l’avantage de mettre en exergue le flou et l’indistinct.
Ensuite, le court métrage montre comment le temps s’écoule inexorablement et qu’avec lui rien ne dure. Les objets d’une vie se perdent, les personnes qui ont un jour compté dans notre existence s’éloignent et il ne reste plus que quelques minces souvenirs auxquels se rattacher. La thèse ainsi défendue et illustrée avec un sombre réalisme par ce court métrage est que le temps implique nécessairement l’abandon de notre passé, de notre jeunesse et finalement d’une part de notre identité. Lorsque le narrateur migre pour le Canada, il expérimente cette séparation avec une partie de lui-même.
Déraciné de sa propre existence, le narrateur ressent une profonde lassitude à vivre si bien que la mélancolie finit par l’envahir pleinement. Theodore Ushev peint là le tableau déchirant d’un homme habité par la solitude et la tristesse qui ne trouvera jamais du réconfort auprès des autres, que ce soit dans le mariage ou dans la paternité.
Physique de la tristesse est un court métrage qui réussit à explorer avec sagesse et surtout avec une incroyable sensibilité des concepts complexes comme l’Identité, le Temps ou encore l’Existence. Sondant le désespoir et l’accablement qu’un homme peut éprouver au cours de sa vie, Théodore Ushev offre ici un court métrage bouleversant qui nous immerge dans la fin d’un individu et sa propre fin du monde.