C’est l’une des scènes les plus connues du cinéma de Buñuel, sinon du cinéma en général : cet œil que l’on fend d’un rasoir. Une scène insoutenable, qui nous force à fermer les yeux et n’a rien à envier aux films d’horreur contemporains. La petite histoire veut qu’il s’agisse de l’œil – réel – d’un bœuf. Peu importe en vérité : c’est l’œil d’une femme que le spectateur, par la magie du montage, y voit, et c’est le réflexe de clignement qui rend cet œil si vivant et sa souffrance si présente. S’il est sans doute vain de réduire les quinze minutes que dure Un Chien andalou à cette seule scène, il n’en reste pas moins qu’elle apparaît à bien des égards comme la synecdoque du film tout entier. Oublions tout ce que nous savons ou pensons savoir du cinéaste espagnol et replongeons dans cette première scène et ce premier film.
Bien que le « plan de l’œil » arrive très tôt, il n’est pas, comme on le dit souvent, liminaire : le spectateur aura vu auparavant le tortionnaire aiguiser le rasoir qui lui servira d’arme et vérifier sur son ongle la qualité de cet affutage. Aussi la douleur infligée à l’œil est-elle annoncée par le premier frémissement que ce contact de la lame sur l’ongle provoque chez le spectateur. Et c’est sans doute ainsi qu’il faut lire l’ensemble de la scène : une annonce, un avertissement au spectateur.
À l’instar en effet de cet œil, humain ou bovin, l’œil du spectateur est et sera malmené tout au long du film. Malmené d’abord dans cette même scène d’ouverture – pour les raisons évoquées plus haut – mais aussi lors des gros plans sur l’invasion inopinée de fourmis dans une main d’homme ou sur une aisselle velue. Malmené aussi par son propos politique, les institutions comme le mariage et l’Eglise étant, élément récurrent chez Buñuel, volontiers conspuées. Malmené surtout par le coq-à-l’âne visuel que constitue le film tout entier, qui prend l’œil du spectateur au dépourvu et l’empêche de savoir où regarder. Aussi le spectateur ne sait-il plus s’il peut encore croire ses yeux ou si ceux-ci ne commenceraient pas à lui faire défaut – ne serait-il pas devenu, lui aussi, aveugle ?
La réponse la plus simple à ce constat de cécité serait de situer ce film dans son contexte esthétique, celui du surréalisme, qui se présente, ainsi que Breton le martèlera tout au long de sa vie, comme un « automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée ». Et il est en effet difficile de le nier, tout, dans Un Chien andalou, « fait » surréalisme : l’importance du rêve et de l’inconscient, dont rendent compte les surimpressions ; les associations d’idées, qui nous font passer, par la seule grâce de la ressemblance visuelle, d’une colonie de fourmis à une aisselle, et d’une aisselle aux piquants d’un oursin ; la réhabilitation de la folie, avec le cycliste aux étranges oreilles ; l’immixtion du merveilleux, avec le carton liminaire « Il était une fois » ; enfin, l’« inquiétante étrangeté » chère à Freud, avec ce mari qui se transforme en monstre, la bave aux lèvres.
Il s’agit toutefois de remarques qui se bornent à observer les thèmes saillants de l’œuvre sans s’intéresser à sa construction. Car, si surréalisme il y a, c’est moins dans les thèmes que dans ce montage singulier qui donne l’impression de glisser d’un plan à l’autre sans autre raison apparente que l’errance de la pensée la plus intime. Or, au contraire de l’écriture et de la peinture, les seules « manières » qui, jusque-là, « exprim[aient] le fonctionnement réel de la pensée », le cinéma suppose montage et, de fait, relecture. Au cinéma, l’écriture automatique n’existe pas, tout simplement parce que, à un moment, il faut bien coudre les plans ensemble. Ainsi, ce qui donne à Un Chien andalou des allures d’œuvre surréaliste, c’est justement la précision de ce montage, assurément réfléchi en amont, qui donne certes sa saveur onirique à l’ensemble mais nous certifie que, quoi qu’en dise Buñuel lui-même, s’il s’agit d’un rêve, il est en réalité extrêmement bien ficelé. Le film est alors moins à voir comme un hymne au rêve ou au surréalisme que comme un hymne au montage et au pouvoir de démiurge qu’il accorde au réalisateur.
Revenons à présent à la première scène du film, de l’affutage du couteau à l’incision de l’œil : elle a lieu au son du prélude de Tristan et Isolde. Chez Buñuel comme chez Wagner, les relations entre les hommes et les femmes sont difficiles, faites de viol et de mutilation chez le premier, d’adultère et de mort chez le second. La lune intervient, qui semble annoncer un soulagement au spectateur malheureux : sans doute, la mutilation proprement dite lui sera épargnée, suggérée simplement par l’astre de la nuit. Mais non, si la lune apparaît, c’est pour mieux souligner l’horreur de ce supplice. Alors, comme cet œil qui cligne, le spectateur ferme le sien, avant de se rendre compte qu’il a été joué. La lune est repassée, si bien que l’œil n’a pas encore été coupé. Voilà, c’est fait : le spectateur n’a pu y échapper, il l’a vu. Reflet microscopique du film tout entier, voilà ce que nous dit cette scène : le spectateur a beau se cacher les yeux pour éviter de contempler l’horreur, le réalisateur le mène à sa guise et décide, seul, des passages qu’il verra et ne verra pas. Démiurge moqueur et tout-puissant, qui se joue du spectateur comme du critique, Buñuel nous avertit qu’aucune glose ne saurait rendre compte de ses choix esthétiques. S’il souhaite accompagner des scènes de viol et de torture du prélude de Tristan et Isolde ou d’un tango argentin, c’est son pouvoir de réalisateur, et toute tentative d’explication sera vaine. Pourquoi donner du sens à ce qui n’en a pas ?