En 1967, David Lynch est étudiant à la Pensylvania Academy of Fine Arts. Artiste plasticien et peintre comme il convient, il possède déjà un patte artistique notable, identité torturée qui le conduit à envisager une série de variations picturales, autour du thème de la fusion des corps et des machines (notamment, des corps de femmes). Finalement contraint d’abandonner le projet, il continue de se livrer à la production de peintures sombres, presque exclusivement noires, avec quelques traces de couleurs – lesquelles sont souvent signe d’une forme de vie quelconque. Devant l’un de ces tableaux, et peut-être qui sait, sous l’influence des stupéfiants en vogue dans ces années de libération des moeurs chez ces jeunes artistes, Lynch se retrouve à peindre des racines et des branches, et se perd en contemplation. Soudain, un léger vent se lève et siffle: devant les yeux de Lynch, les branches se mettent à s’agiter lentement, au rythme de souffle naturel. C’est l’épiphanie qui fait comprendre à Lynch que les tableaux peuvent bouger, et ce avec du son.
Ainsi son projet devient l’animation de la peinture. C’est vers l’animation image par image, faite maison, qu’il va se tourner. Il commence par faire une sculpture à base de moules de son visage, repris trois fois. Puis il peint chaque étape de l’animation à venir, laquelle sera projetée sur la structure. Le tout, filmé en un court-métrage: au fur et à mesure, six hommes s’animent et se pourvoient de bras qu’ils portent sur leurs visages, et d’un début de tube digestif. Au bout d’un temps, du rouge remplit ces organes, lesquels semblent pourrir ou moisir, suintent un liquide blanc, et, remontant petit à petit, provoque un vomissement général. Tout cela sera répété quatre fois, avec un son continu de sirène d’alarme. Voilà donc créé 6 Men Getting Sick, parfois nommé 6 Figures.
Ce sera donc officiellement le premier court-métrage de Lynch. L’artiste poursuivra avec The Alphabet, second court réalisé l’année suivante, et un moyen-métrage nommé The Grand- Mother en 1970. Rapidement repéré, il part faire ses études à l’American Film Institute, et passe au long métrage pour devenir l’un des réalisateurs américains les plus renommés. De Eraserhead (1977) à Inland Empire (2006), en passant par Mulholland Drive (2001) ou Elephant Man (1980), voilà un CV qui intimide tout un pan du cinéma moderne. Il est passé par la série (Twin Peaks, en 1990), et par de nombreux courts-métrages tout au long de sa carrière, entre publicités, expérimentations et clips. Pourtant, Lynch n’a jamais eu pour ambition de faire du cinéma avant Philadelphie : il est un artiste, et un artiste, c’est surtout un peintre. Et c’est par la peinture que Lynch rentre dans le cinéma; mais pas sans ses thématiques et ses techniques, ses ambitions et ses inspirations. 6 Men Getting Sick est, en réalité, le lieu de ce basculement. Déversement de la peinture dans le film, ou du film dans la peinture.
Toutefois le film est, à première vue, assez minimaliste : tout est dans le titre, pourrait-on se dire. Oui, ce que l’on voit, c’est bien 6 hommes qui semblent pris d’un mal interne et finir par vomir. La question de la narration ne se pose pas, nous sommes devant un événement : le seul intérêt manifeste est le mouvement de la maladie qui s’empare des six hommes. À y regarder de plus près, d’ailleurs, on peut en effet parler de figures : car les corps sont assez peu dissociables, représentés comme un fond noir qui remplit le cadre comme un liquide. De même, si les trois visages à gauche sont des moulures assez réalistes, les trois visages de droite sont plutôt des approximations changeantes, mélanges d’humanité et de déformations indistinctes. L’une des figure possède une sorte de scanner en guise de poitrine; le bas de l’image est troué de points blancs parallèles qui ressemblent fortement à une pellicule, zone dans laquelle clignote durant quelques images le mot sick (malade). Bref, ce qui apparemment est une animation naïve de la maladie est en fait rempli à ras-bord de détails.
D’abord il y a l’aspect composite de cette performance : les moyens employés comptent la peinture, la sculpture, le film, la photographie, l’écriture, le bruitage. Cette envie de faire feu de tout bois est une des caractéristiques de Lynch, qui déjà dans ses peintures fait beaucoup usage de ces différents moyens, dans un mélange toujours assez naturel, évident pour l’artiste. Dans ses films, on trouve quasi systématiquement des séquences d’animation, surtout en stop-motion : ses premiers courts sont remplis de séquences du genre, et son premier film, Eraserhead, est habité par la présence d’une créature animée censé être un enfant, que Lynch se chargera de créer de toutes pièces (selon la légende, à partir d’une carcasse de lapin). Cet amour pour les effets pratiques et le travail de la matière le pousse à travailler le son lui-même. Avec 6 Figures, il opte pour un bruitage très minimaliste, mais fondamental dans sa vision du mouvement. Lynch fera une description assez remarquable de son intention quant au design sonore, dans une interview pour son film Blue Velvet (1986):
« J’ai toujours un peu eu envie de faire des films. Pas tant des films-films que des films-tableaux. Je voulais l’atmosphère d’un tableau étendue à travers le film, comme un tableau mouvant. C’était vraiment la sensation que je recherchais. Je voulais qu’il y ait aussi un son très étrange, très beau, comme si Mona Lisa ouvrait sa bouche et se tournait, et il y aurait du vent – et ensuite elle se retournerait pour reprendre son sourire. Ce serait étrange. »
Ce que Lynch vise c’est donc une impression d’irréel, qui intime assez fortement à l’effroi : voir s’animer quelque chose qu’on pensait à jamais fixé ne peut que produire un choc. C’est l’un des instincts forts de Lynch : une fascination pour la complexité de la vie, c’est-à-dire quant au fait qu’elle bouge. Et ce dans toutes ses formes, y compris la décomposition, laquelle aura profondément marqué Lynch dans ses goûts esthétiques. Il ira jusqu’à conserver des animaux morts sur lesquels il fera ses expérimentations, qui ne manqueront pas de lui poser des problèmes (qui s’en serait douté?). Son père lui rendant visite à Philadelphie sera si choqué par ce que lui montre son fils qu’il lui confiera : « David, tu ne devrais jamais avoir d’enfant ». David s’obstine cependant et, du temps de Blue Velvet, produira une série de compositions comme le Fish-Kit (1979) qui désassemblent les animaux en différentes parties reliées, comme des objets à recomposer pour obtenir une fonction quelconque.Il aura aussi quatre enfants.
Au-delà de l’anecdote, cette remarque de son père fera son chemin chez Lynch. D’abord à ce moment-là sa première compagne est enceinte : ensuite les motifs de l’enfance, de la paternité, de la rupture entre l’un et l’autre ne cesseront d’apparaître dans ses films, plus particulièrement dans ses débuts. The Alphabet met en scène une femme manifestement enceinte qui se met à cracher du sang. Eraserhead raconte une angoisse profonde de paternité du personnage principal, qui voit son enfant tomber malade, et finit par tenter de le tuer. La parentalité se retrouve toujours un peu liée de ce fait à la maladie : le titre Eraserhead fait référence à la tête du personnage principal, réutilisée par une usine pour produire des gommes, ce qui peut être vu comme une caricature symbolique du meurtre de son propre enfant. Qu’arrive-t-il d’autre à cette tête? Dans un rêve, on la voit sauter comme une perruque pour faire place à une espèce de phallus. Par la suite, les créatures Lynchéennes ont souvent des têtes coupées, réduites à des ovales, presque des oeufs. Dans 6 Figures, les têtes à droite du plan peuvent ressembler à ces déformations, d’autant plus que le vomissement final est de couleur blanche.
Chez Lynch, les fluides corporels ont souvent les mêmes effets, les mêmes chemins, la même consistance profonde. Twin Peaks saison 3 fait la part belle à des vomissements, lesquels sont parfois le signe d’un chamboulement de la personnalité (un clone qui prend la place d’un autre). L’absence remarquable de sang dans ses films, pourtant généralement proches de l’horrifique, témoigne d’un sens donné à l’apparition des fluides. Les formes crachantes des têtes chez Lynch semblent être un moyen de placer ce parallèle étrange entre le vomi et l’éjaculat. L’action n’est pas tout à fait la même, mais la maladie, l’état malade, confine à l’état d’orgasme; un malaise qui ne s’estompe qu’avec l’évacuation d’un liquide. Le fluide est corporel, mais aussi moyen de la peinture, ce qui donne à ce motif une importance profonde. Lynch étale sa peinture ou ses sculptures à la main, travaillant souvent avec de la boue. Dans son enfance, il aimait beaucoup cet état régressif du bac à sable, et ce statut malléable des matériaux lui permet d’entrer dans cette transe douce. Tout est création, tout apparaît et disparaît sous le doigt, et les figures qui apparaissent et disparaissent dans ses films, parfois dans l’ombre, parfois dans la lumière, reproduisent cet état démiurgique. La peinture est toujours un fluide, et les fluides sont principe de mouvement.
Enfin, il faut noter que cette décomposition du mouvement que l’on retrouve dans 6 Figures est issue des références de l’artiste. Bien sûr il y a Francis Bacon, dont les déformations et les tortures visuelles se retrouvent ici et dans toute l’oeuvre de Lynch. On retrouve aussi H.G.Giger, créateur de l’Alien dans le film du même nom, célèbre pour son mélange pictural entre la machine et le biologique. Mais il faut aussi citer l’influence du cubisme dans 6 Figures, qui voit d’abord des formes géométriques occuper l’écran, le découper et le composer dans ses différentes phases. Cela intime aux changements fondamentaux du cubisme sur les conventions de la peinture : penchant vers l’abstrait, anarchie des perspectives, composition nouvelle du mouvement dans la peinture elle- même. Braque, Picasso, ou Duchamp tentent de recomposer le mouvement dans l’image, et mélangent les différents éléments du tableau, souvent en aplatissant ou interchangeant les perspectives. On peut comprendre tous ces aspects de 6 Figures comme une suite logique de ces interrogations internes au monde de la peinture. Ces interrogations qui vont éloigner Lynch de la toile comme objet, mais pas de la peinture comme pratique et comme imaginaire -comme questionnements artistiques. Comme il le confie à Beaux Arts Magazine en 2007 :
»Le cinéma n’est pas fait uniquement pour raconter des histoires, mettre en scène des mots et des dialogues, mais aussi pour créer une ambiance. Ce que je vois, (…) c’est cette abstraction possible que le film partage avec la peinture. Aller plus loin dans cette abstraction, c’est aller vers une réalité plus profonde, qui existe en parallèle des autres. Si on vient de la peinture, on sait que l’histoire d’un film peut contenir une abstraction. »
Théo Mathis