Si le réalisateur américain Edmund Elias Merhige s’est illustré par une pincée de thrillers grand publics (deux en réalité : L’Ombre du Vampire en 2000, et Suspect Zero en 2004), sa renommée n’est due qu’à un seul et unique métrage, dont le titre reste pour certains synonyme de « film culte », à l’image d’un Tetsuo (Shin’ya Tsukamoto, 1989) ou d’un Eraserhead (David Lynch, 1977), avec lesquels il partage nombre de caractéristiques : Begotten, sorti en 1991. Begotten, c’est une expérience, une expérience douloureuse pour certains, une heure d’images stroboscopiques en noir et blanc, volontairement altérées, bien trop contrastées, illisibles, le tout sur un fond de perpétuels chants de criquets. C’est avec peine que l’on y distingue des figures humanoïdes, des divinités masquées, des tribus barbares errant dans un désert sans fin, des êtres de boue, violentés, démembrés, dévorés… Prédécesseur de la fameuse vidéo maudite de la saga The Ring, le film de Merhige propose, plus qu’un film, un magma hermétique, bouillonnant de références occultes, une matière vivante, sismique, paranormale, venue du fond des âges, qui corrompt durablement le corps et l’esprit. Relecture jungienne des multiples mythes de la genèse, Begotten réduit tous les archétypes mythologiques qui, depuis la nuit des temps, hantent l’inconscient humain, à leur état le plus simple. Les cosmogonies aztèque, orphique, osirienne ou chrétienne ne sont pas loin : la création se fait dans le sang. Fastidieux processus, fait de sacrifices répétés, de fécondations miraculeuses et de rites cannibales, le long-métrage aboutit à la germination inespérée du vivant à la surface de notre planète aride.
À l’approche mythologique, Merhige préférera une approche plus scientifique, bien que toute aussi mystique, pour le dernier film de sa courte carrière. Court-métrage de quatorze minutes, tourné en 2006, Din of Celestial Birds réutilise le noir et blanc crasseux, préhistorique, de Begotten. Pourtant, il s’en écarte de bien des manières : en premier lieu par sa durée réduite et son ambition moindre, ensuite par l’abandon de l’imagerie païenne, et par le bannissement de toute figure humaine. Merhige, autrefois peintre et plasticien, se recentre sur ce qui l’intéresse avant tout dans le cinéma : le matériau, la pellicule, la gélatine, sa fragilité, et le spectre incommensurable de nouvelles images que permet sa simple dégradation. C’est un peu de cela dont parlait, de manière très imagée, Begotten : la création naît de la destruction. C’était vrai, dans la tête des Anciens, à l’échelle des dieux et du monde, et c’est vrai, dans celle de Merhige, à l’échelle d’un film.
Le sujet, dans les deux œuvres, reste le même : un retour aux origines, une vision prophétique, monumentale, de la Création. Din of Celestial Birds s’ouvre sur une série de panneaux, avertissement à l’intention du spectateur et explication partielle du film à suivre : « Hello and welcome… do not be afraid… be comforted… remember… our origin… » Aussitôt, nous voilà projetés dans un tunnel sombre, au bout duquel brille une lumière. La séquence rappelle les descriptions d’Expériences de Mort Imminente (EMI) qui sont depuis longtemps rentrées dans la culture populaire et l’inconscient collectif comme l’illustration première du passage dans l’au-delà. Mais ce n’est pas au royaume des morts que nous aboutissons. Au contraire. Un nuage, approximativement sphérique, nous accueille, seul au milieu d’un abîme noir. Les volutes dessinent, par effet de paréidolie, des visages étranges, difformes, aux orbites élastiques et aux bouches tordues. Déjà, concernant Begotten, Merhige avait avoué avoir voulu donner à son film l’apparence d’un immense test de Rorschach en mouvement. L’affirmation est toujours valable ici. Le nuage se condense, et devient le Soleil. La Terre, stérile et couverte de cratères, semblable à la Lune, ne tarde pas à se couvrir d’océans.
Tout dans cette longue séquence d’ouverture rappelle les influences de E. Elias Merhige, à commencer par le cinéma muet – seul apte, cinéma des origines, à montrer les origines de l’homme –, David Lynch et le planétoïde d’Eraserhead, et, bien sûr, le classique de Stanley Kubrick, 2001 : Odyssée de l’Espace (1968), multiplement cité, ne serait-ce qu’au travers de ce vortex lumineux qui ouvre le film, semblable à la porte des étoiles conceptualisée par le spécialiste des effets spéciaux Douglas Trumbull, ou bien via ce plan reconnaissable entre tous montrant le Soleil et la Terre sur un même axe, l’un lointain, diffusant sa lumière, l’autre, toute près, encore plongée dans l’ombre. Moins ambitieux, nous l’avons dit, que Begotten, Din of Celestial Birds, ne s’est, semble-t-il, pas embarrassé d’un tournage aussi imposant. À l’absence d’acteurs se rajoute l’utilisation massive de stocks shots – enregistrements d’essais nucléaires, films scientifiques montrant tantôt la faune abyssale, tantôt la division accélérée d’incalculables organismes cellulaires –, y compris d’extraits de Begotten lui-même, à l’occasion, par exemple, de la naissance de l’homme, créature nue, pathétique, allongée dans la vase. Difficile de savoir ce qui fut, ou non, tourné spécifiquement pour le film. Reste donc le travail de l’image, sa destruction méthodique, ses fusions, combinaisons, chimères, son ébullition constante, qui donne toute son homogénéité à l’œuvre de Merhige.
La légende veut que le cinéaste américain ait subi, dans sa jeunesse, une Expérience de Mort Imminente. Obsédé par l’idée de retranscrire son traumatisme au cinéma, il finira par concevoir une œuvre immense, une trilogie, semblable à un texte sacré, un reste embryonnaire imprimé au plus profond de l’inconscient humain, écriture des âges premiers. Begotten aurait dû être le premier opus de cette trilogie, le film du mythe. Le second, Din of Celestial Birds, se serait consacré à quelque chose de plus grand encore, toute la Création, toute l’évolution du vivant, depuis la conscience primaire, la divinité, jusque à la naissance de l’homme. Le troisième enfin, non tourné à ce jour, aurait dû être un voyage à travers la mort et l’au-delà. Si Begotten semble avoir répondu à toutes les attentes, malgré son manque de moyens et le quasi amateurisme du cinéaste, Din of Celestial Birds a très clairement souffert d’un essoufflement de carrière qui s’avérera d’ailleurs fatal pour le théorique troisième opus de cette grande épopée. Cela fera bientôt quinze années que le réalisateur, âgé aujourd’hui de cinquante-cinq ans, n’a pas touché une caméra. Ne perdons pas espoir cependant. D’autres grands artistes, dans les temps passés, après de trop longs sommeils, ont fini, malgré tout, par se réveiller.