En 2003, le cinéaste Gus Van Sant dévoile son dernier-né : Elephant. Inspiré de l’un des faits divers les plus traumatisants de la récente histoire américaine, la fusillade de Columbine, le film se fixe comme objectif de retranscrire le malaise global qui couve toute une génération de lycéens, et, plus universellement, cette période intermédiaire, difficile pour beaucoup, que l’on nomme adolescence. Railleries, harcèlement, repli sur soi, incompréhensions, absence de communication, soucis intimes et publics, problèmes familiaux, piqûres de cœurs, changements de corps, tourbillonnent en une danse évanescente, parodie macabre du classique teenage movie à l’américaine. Presque muet, le long-métrage se caractérise par sa forme construite de longs plans séquences, suivant à la trace chaque personne à travers le labyrinthe obscur de l’établissement. Inspirée en partie par le jeu vidéo, et particulièrement par la génération 3D, popularisée par la Nintendo 64 ou la PS1, qui permet – dans Tombe Rider par exemple – l’émergence d’une caméra à la troisième personne, la mise en scène de Gus Van Sant s’ancre dans l’intimité sensorielle de chaque élève, de chaque adolescent, chacun prisonnier d’une bulle de perceptions déformées, un espace vital restreint, fragile, en proie aux attaques répétées du monde réel. L’utilisation d’un grand angle combiné à une très courte focale, le tout dans un décor oppressant, kafkaïen, principalement composé de corridors sans fin et mal éclairés, contribue encore à retranscrire l’emprisonnement mental des adolescents, leurs déambulations intérieures, leur rapport belliciste, voir victimaire, au monde. Parmi les influences formelles revendiquées par Gus Van Sant, nous retrouvons, avec une certaine évidence, Chantal Akerman, Frederick Wiseman, William Eggleston, mais, surtout, Alan Clarke.
Le réalisateur Alan Clarke pourrait sembler, aujourd’hui, moins connu, voire moins important, qu’un Gus Van Sant. Ce serait vite oublier l’influence dont son travail jouit encore auprès de dizaines de cinéastes, dont Ken Loach, Michael Haneke, Nick Love, Kim Chapiron ou Emmanuelle Bercot. Issu de la télévision, longtemps considéré comme un simple faiseur pour la BBC, Clarke se démarque bien vite de ses pairs par une réalisation sobre, glaciale, souvent dénuée de musique, et par des thématiques difficilement abordables sur une chaîne grand public : la misère, la marginalité, la violence ; violence des individus et violence des institutions, des écoles, prisons et maisons de redressement. À partir de Scum, en 1979, et toute une vie passée dans la série et le téléfilm, Alan Clarke commence à prendre ses ailes, à revendiquer la liberté créative à laquelle il estime avoir droit. Il consacrera la fin de sa carrière au grand écran. Insatisfait, encore, des restrictions que lui impose l’industrie cinématographique, il se tournera à nouveau vers la télévision, qui lui offre maintenant une liberté créative absolue, mais avec le budget infime que l’on peut imaginer.
En 1989, quelques mois avant sa mort, Alan Clarke tourne Elephant, court-métrage de trente-huit minutes, scénarisé par le romancier irlandais Bernard MacLaverty. Nous sommes alors en plein conflit nord-irlandais, qui voit s’affronter, depuis les années soixante, catholiques indépendantistes et protestants unionistes. Frisant de nombreuses fois la guerre ouverte, les « Troubles » se limitent le plus souvent à des actions de petite échelle : attentats, assassinats, émeutes, grèves de la faim, etc. Cette insurrection de longue durée gangrène la région, et plonge, pendant plus de trente ans, la population dans une peur constante, impactant, nécessairement, l’économie. Les villes deviennent des friches industrielles, des familles entières se retrouvent à la rue, et d’autres luttent, comme elles le peuvent, pour ne pas mourir de faim. L’Irlande du Nord, ses plaines herbeuses couvertes de brume, ses usines désaffectées, ses maisons de briques rouges, ses marginaux, et sa violence sporadique, brutale, imprévisible, ne pouvait faire autrement qu’appâter, tôt ou tard, la caméra d’Alan Clarke, victime, comme tant d’autres, de l’instabilité politique de son pays.
On aurait pu croire que le cinéaste anglais réitérerait encore une fois dans le domaine du pamphlet social, dénonçant, avec sa mise en scène habituelle, proche du documentaire, les torts et les travers de son pays, des institutions, à l’origine de la guerre civile. Il n’en est rien. Elephant dépasse son sujet, dépasse les idéaux de son auteur. Il se veut autre chose. Les premières minutes s’ouvrent sur un homme qui marche. La caméra ne le quitte pas, le suivant pas à pas, comme dans un jeu vidéo. Grand angle, courte focale, décor hostile aux perspectives démesurées. Nul besoin de chercher plus loin l’inspiration principale du Elephant de Gus Van Sant. Même sobriété, même enfermement sensitif et mental, même violence souterraine, murmurante, qui ne demande qu’a émerger à la lumière du jour. Nous sommes bien avant Gus Van Sant, bien avant le jeu vidéo à la troisième personne. Devant les yeux, nous avons un pionnier.
Il fait jour. L’homme marche dans la rue. Nous n’entendons que le bruit de ses pas, et la circulation lointaine des voitures. Il entre dans un bâtiment de briques rouges, une piscine municipale, déserte. Il cherche quelque chose, s’aventure dans les vestiaires, près du bassin, dans les douches. Il a trouvé. Il sort un fusil, jusque là dissimulé sous son manteau, braque, tire, et s’en va, précipitamment. Nous restons quelques instants en tête à tête avec le cadavre de sa victime, étendu dans une marre de sang, près d’une serpillière. La deuxième séquence réitère le même motif. De nuit cette fois. À nouveau, un lieu désert : une station-service. Un homme tient la caisse. Un autre entre, lui tire dessus, et s’en va. À nouveau, ce tête-à-tête macabre avec le corps ensanglanté.
Le film, en moins de quarante minutes, enchaîne dix-huit scènes similaires. La plupart sont des plans-séquences. Certaines sont un peu plus découpées. Chaque fois, nous suivons un homme, ou deux ; chaque fois, l’homme abat ou est abattu. Ni dialogues, ni commentaires, ne permettent la moindre contextualisation de cette barbarie. Bien sûr, il s’agit des guerres d’Irlande, bien sûr les uns sont catholiques, les autres protestants, les uns nationalistes, les autres voués à l’Angleterre. Bien sûr, il y a des idéaux, des arguments, de la politique, derrière ces exécutions. Cette politique, le spectateur n’en saura rien. Il ne lui est pas donné de savoir pourquoi ces gens meurent, ni à quel camp ils appartiennent. Ne reste que le résultat final : des corps troués, étendus, immobiles, au milieu de nulle part.
Peu à peu, la routine s’installe. Le motif est répétitif : un espace désert, des entrepôts désaffectés, des néons, des parkings, un peu de brume et des briques rouges ; l’alternance régulière du jour et de la nuit, exacte comme le tic-tac d’une horloge ; un homme sans visage, de dos, victime ou bourreau, armé d’un revolver ou d’un fusil ; un visage, enfin, maculé de rouge, sur lequel la caméra s’attarde une poignée de secondes. Le film avance comme une machine, objectifiant ses sujets, supprimant peu à peu toute forme d’empathie. Les meurtres sont construits à la chaîne, toujours moulés sur le même modèle, usinés de manière industrielle. Le meurtre devient consommation. Il ne produit plus ni le sentiment légitime de l’horreur, ni l’excitation malsaine du gore d’exploitation, simplement l’habitude, puis l’ennui. Il devient l’ordinaire. Il devient cet éléphant dont parle MacLaverty, qui ne devrait pas être là, mais que plus personne ne remarque tant chacun s’est habitué à sa présence, cet éléphant dont personne ne veut parler, de peur que, soudain, il reprenne sa consistance réelle, redevienne la forme imposante, lourde, dérangeante, dont chacun devrait, normalement, s’alarmer.
Par moment, Alan Clarke joue avec la forme qu’il s’est lui-même imposé, se permet des grincements, des déraillements, dans sa machine pourtant bien huilée. C’est une nuit qui succède à la nuit, à la place du jour ; c’est une course-poursuite qui nous rappelle que les victimes ne sont pas toujours passives, que ce sont des humains, et qu’ils ne veulent pas mourir ; ce sont quelques mots d’une voix humaine, qui ne devraient pas êtres là, et qui injectent un peu d’empathie là où on n’en attendait plus ; c’est un bourreau qui devient victime, c’est une victime qui devient bourreau. Mais le fatalisme de Clarke reprend toujours le dessus. Nulle échappatoire, nulle rédemption, l’usine à cadavres continue son œuvre.
Le conflit nord-irlandais se termine officiellement en 1998 avec l’accord de Belfast. Peu à peu, les actes de violence diminueront jusque à s’éteindre presque complètement dans la seconde moitié des années 2000. Pourtant, le Elephant d’Alan Clarke est toujours d’actualité, et il le sera éternellement. Car ce n’est pas le conflit nord-irlandais qu’il dépeint, c’est la nature humaine : c’est la Shoah et son extermination industrielle, ce sont les attentats, les guerres, les fanatismes, ce sont toutes les idéologies, toutes les barbaries, tous les prétextes, qui ne mènent jamais qu’a cette ultime fin, cette conclusion absurde : un corps troué, étendu, immobile, le corps d’un être humain.