Les secrets intérieurs du corps humain sont tabous pour nombre de civilisations. La révélation de notre horlogerie interne est trop souvent synonyme de souffrance et de mort. Le tabou, pourtant, fut enfreint. Médecins, scientifiques, artistes et curieux, pour des raisons plus ou moins sérieuses, révélèrent, siècle après siècle, ce que la morale désirait invisible. Mieux que ça, tantôt par fascination, tantôt par nécessité clinique, ils en laissèrent des traces. Aujourd’hui, les planches de Vésale ou de De Vinci, ou l’Atlas Anatomique de Bourgery, illustré par Nicolas Henry Jacob, ou bien encore les gravures très approximatives d’Ambroise Paré, remplissent les bibliothèques. Comment détourner son regard ? Comment ne pas nous retrouver happés par le mystère de notre être ? De notre condition ? De notre mortalité ? Chirurgiens et artistes, bien sûr, ne se sont pas arrêtés là. Les Egyptiens momifiaient, avant d’enfermer les corps loin des yeux des hommes. Les savants du XVIIIème siècle, eux, momifiaient afin d’exposer éternellement le corps au regard. Fragonard, en France, avec son Cavalier de l’apocalypse, fut le plus célèbre. En Italie, les naturalistes recouraient à une autre technique, moins morbide et ô combien plus proche de l’orfèvrerie : la sculpture en cire d’abeille. Ainsi demeurent les machines anatomiques de Raimondo di Sangro, et les stupéfiantes pièces de la collection Specola, à Florence, nourrie des travaux de Clemente Susini et de Felice Fontana.
Au temps de la photographie et du cinéma, l’attrait ensorcelant du corps n’a fait que décupler. Le pionnier de l’autopsie filmée fut sans aucun doute le docteur Eugène Doyen qui, non content d’offrir au monde la première encyclopédie anatomique entièrement photographiée, commanda, en 1902, la capture cinématographique de ce qui deviendra l’un de ses plus célèbres exploits : La Séparation des sœurs siamoises Radika et Dodika, opération menée, pour les besoins de la caméra, en une petite dizaine de minutes. D’autres films médicaux verront le jour dans les années suivantes, dont le mystérieux Restaurative a sub speciality of Embalming Art (1938), avant que de véritables artistes s’emparent du sujet, à l’image de Stan Brakhage en 1971, qui réalisera le sulfureux The act of seeing with one’s own eyes à la morgue de Pittsburgh. Le genre se répartira ainsi entre la pure documentation médicale (Autopsy, de Michael Kriegsmann, 1999), le documentaire anthropologique (Der Weg Nach Eden, de Robert-Adrian Pejo, 1995 ; ou encore Orozco the Embalmer, de Kiyotaka Tsurisaki, 2001), le mondo d’exploitation (Face à la Mort, de John Alan Schwartz, 1978 ; ou la série japonaise Death File, fin des années 1990 et début des années 2000), et le poème macabre (Frülhing, de Marian Dora, 2009). Parmi ces aèdes du corps disséqué, il faut citer le méconnu Bogdan Barkowski, auteur du court-métrage Le Poème (1986), dont l’œuvre est à rapprocher du cinéma d’Olivier Smolders, notamment par l’entrecroisement de l’image morbide et de la plus sublime littérature. Coïncidence ? Ce film et le métrage Adoration, de Smolders, se retrouverons associés en 2007 dans l’anthologie Cinema of Death, qui regroupera aussi les films Pig (de Nico B., 2000), Hollywood Babylon (même année, même réalisateur), et Dislandia (de Brian Viveros et Eriijk Ressler, 2005).
Nous en arrivons donc à Olivier Smolders, qui ajoutera sa pierre à l’édifice en 1998, avec Mort à Vignole. Évocation parlée de l’indicible, le film se veut une déambulation à travers le souvenir. Le grain de la pellicule dévorant les visages à la manière d’insectes nécrophages, les captations répétées d’une ville qui ne change jamais, la foudroyante absence d’un enfant mort-né qui ne laissa, derrière lui, aucune image… Mort à Vignole porte bien son nom, tant la condition périssable de l’homme sous-tend chaque syllabe du discours de Smolders. Entre de vieilles bobines et des films de vacances paraît soudain, sans avertissement, une abjecte séquence de morgue. Abjecte par l’image, mais abjecte surtout par ce qu’elle révèle, sans le moindre filtre, de notre enveloppe et de notre destinée, quand le reste du film nous avait jusque là bercé d’une abstraite mélancolie. Dix ans plus tard, en 2008, Voyage autour de ma chambre poursuit l’aventure introspective du cinéaste belge. Comme l’intitulé l’indique, il y est question de voyages. D’abord, de voyages autour du monde, puis de voyages immobiles, imaginaires. Et du voyage intérieur spirituel, nous passons à l’exploration charnelle. C’est ainsi que la caméra d’Olivier Smolders échoue à Florence, au Musée de la Specola, dans la grande suite des cires anatomiques. Et la boucle est ainsi bouclée.
Mais les quelques plans fugitifs placés à la fin de Voyage autour de ma chambre ne rendent pas suffisamment hommage à la collection extraordinaire de la Specola. C’est du moins l’avis de Smolders, qui voit dans les corps nus, étalé, écorchés devant lui, un potentiel opératique non encore atteint dans aucun de ses films. En 2009, il choisit de remonter l’ensemble des rushs captés à Florence, les passant au moulinet de ses expérimentations plastiques et de ses références littéraires. Il accouchera de Petite Anatomie de l’Image.
Le titre est emprunté à un essai de Hans Bellmer, daté de 1957 (bien qu’essentiellement écrit en 1933). Grand représentant de l’art dégénéré – en un sens qui, dépassant les définitions nazies, nous semble encore compréhensible aujourd’hui –, Bellmer fait partie de ces défiguratifs qui ont viscéralement marqué les cultures élitistes et populaires du XXème siècle, à l’image d’un Otto Dix, d’un Francis Bacon, d’un Miodrag Đurić, d’un Zdzisław Beksiński ou d’un Hans Ruedi Giger. Aujourd’hui, le grand public le connait surtout pour avoir été l’un des inspirateurs du bestiaire des jeux Silent Hill. Quelle meilleur renaissance pourrait-on rêver pour ses poupées de chair recomposée et ses amas de membres vivants, que de jouer les croquemitaines dans un univers aussi cauchemardesque que celui de Masahiro Itô, Keiichirô Toyama et Akira Yamaoka ? Dans son essai, donc, Hans Bellmer, imprégné par le surréalisme (et, par voie de conséquence, par la psychanalyse freudienne), s’attache à déterminer les modalités de la vision et du désir. Il pousse à l’extrême le concept de fétichisme, en postulant que l’image mentale de l’objet désiré ne se forme qu’après démembrement, dislocation, puis recomposition dudit objet, en l’occurrence de la femme. La jambe ne devient la jambe que quand le cerveau l’a d’abord séparé du corps et identifié en tant qu’objet désirable à part entière. C’est cet état intermédiaire du processus inconscient, l’image la plus signifiante du désir, qu’il tente de récréer à travers ses créatures décapitées, cousues de bras surnuméraires et de tétons informes.
L’élève se montrera fidèle au maître. Pour illustrer Bellmer, Smolders utilisera le procédé le plus simple que l’on puisse concevoir. Un simple axe de symétrie, placé au milieu de chaque plan, suffira à transformer son film en galerie de chimères et d’aberrations tératologiques. Soudain, tel squelette se voit doté d’un corps sirénien, tel cadavre de femme devient bicéphale et tel visage d’homme devient cyclopéen. Le rapprochement des commissures des lèvres crée une bouche en cul-de-poule, et celui des mèches de cheveux, un rideau de poils hirsutes en lieu et place d’un visage. Une main se voit dotée de six doigts et de pouces opposables. L’entrejambe d’un gisant laisse pendre deux sexes, et son ventre s’entrouvre sur deux intestins. En détournant la loi du corps symétrique, si chère au monde vivant, ce sont les lois de la nature elle-même que Smolders pervertit, recomposant des symétries non-intuitives, et, finalement, monstrueuses. À quoi ressemblerions-nous en effet, si les lois mathématiques qui régissent notre monde avaient voulues, plutôt que notre œil gauche ressemble à notre œil droit, que notre haut ressemble à notre bas, ou notre face à notre dos ?
Mais l’ombre de Bellmer n’est pas la seule à planer sur Petite Anatomie de l’Image. Comme à son habitude, Olivier Smolders fait suivre le titre de son court-métrage par un sous-tire ironique : « Film à l’eau de rose ». Comme bien souvent chez ce cinéaste, la blague, après avoir fait rire, devient une clé de compréhension, résumant à elle seule l’âme profonde de l’œuvre, ici la charge érotique des corps écorchés. Une autre farce suit, encore plus mystérieuse : un panneau faisant valoir le film comme une « théorie destinée à réunir toutes les théories ». Et, effectivement, Petite Anatomie de l’Image sera divisée en chapitres, chacun intitulé Théorie de… : Théorie des Catastrophes, Théorie de Gustave Courbet, Théorie des Larmes, Théorie de Narcisse, Théorie du Papillon, etc.
Ces titrages n’ont rien d’anodin. La séquence Théorie des Catastrophes introduit le bestiaire du film, fait d’hybrides contre-natures et d’anomalies biologiques. La Théorie de Gustave Courbet, en référence au plus célèbre tableau du peintre (L’Origine du Monde, 1866), met à l’honneur les sexes féminins et les embryons momifiés. La Théorie de Don Juan présente des corps féminins lascivement allongés, imbriqués dans des séries de boîtes, comme sortis de l’usine. Celle de D. A. F. de Sade, écrivain chantre de toutes les souffrances et de toutes les paraphilies, montre des visages lisses, réduits à des bouches tordues et des yeux exorbités. Le chapitre consacré à Isidore Ducasse, dit « Comte de Lautréamont », grand-père tourmenté du surréalisme, semble faire directement référence à la deuxième strophe du troisième de ses Chants de Maldoror, contant la vivisection d’une jeune fille, depuis le pubis jusque au cou. Les Théories du Papillon ou des Fractales, elles, renvoient directement à la discipline mathématiques et à la théorie du chaos.
Petite Anatomie de l’Image devient un jeu de piste culturel, confrontant science, art, mythologie et littérature tout autour d’un même sujet : l’enveloppe terminale de l’animal humain. Ce que nous devons entendre par le mot « théorie » c’est bien un certain angle de vue, une certaine façon de voir le monde. À l’aide de quelques expérimentations plastiques, Olivier Smolders donne un véritable cours de mise en scène : la manière dont on film un objet trahit un point de vue, donc une manière de voir tout l’univers, et donc une « théorie globale » de notre monde et de la condition humaine. Presque sans un mot, Smolders démontre l’insignifiance, dans la création d’un film ou d’une œuvre d’art, du choix du sujet, tant seul le regard porté sur ledit sujet est véritablement révélateur de l’artiste. Petite Anatomie de l’Image est ainsi lancé comme une machine folle, partant de quelques points de vue particuliers d’artistes ou d’écrivains célèbres pour se diriger vers des conceptions de plus en plus abstraites, et par là même de plus en plus universelles et englobantes. Le corps humain s’en trouve éclaté au cours d’un climax psychédélique aux proportions logiquement cosmiques.
Ces références, que Smolders se plaît à essaimer dans son film, nous les retrouvons partout, tout au long de son œuvre. La thématique du regard érotique, chère à Bellmer, et plus encore à Bataille, hante Point de Fuite (1987) et L’Amateur (1997). L’Amateur qui a tout du Don Juan fantasmatique aux pêchés non consommés. De Bellmer et Bataille, nous passons au Marquis de Sade, dont Smolders réalise une « adaptation » en 1991 avec La Philosophie dans le Boudoir. Les larmes sont celles de Mort à Vignole ; le Narcisse peut-être le Sagawa de Adoration (1987), ou le doux fou de La Légende Dorée (2014), qui se voit en rejeton de chacune de ses idoles. La Légende Dorée d’ailleurs, qu’est-ce-là ? Sinon le penchant spirituel du cabinet de curiosité ultime que constitue Petite Anatomie de l’Image ? Le labyrinthe que bâtit, de vitrines en vitrines, le musée de la Specola, c’est le dédale mélancolique d’Axolotl (2018), hérité de Kafka et de Borges. Et ces corps démembrés, arrachés à la vie, nous les retrouvons depuis les origines, depuis Adoration bien sûr, en passant par Pensées et visions d’une tête coupée (1991), jusque à La Part de l’Ombre (2013). Olivier Smolders trace ici sa propre carte mentale, dessinant le sommaire de son œuvre, un sommaire si efficace qu’il en vient, au travers de quelques élans prémonitoires, à trouver des échos dans ses films les plus récents. Un auteur est condamné à refaire éternellement des rondes dans son propre cerveau. Smolders a synthétisé ses voyages passés, et a deviné ses voyages futurs.
Au XVIIème siècle, à l’âge baroque, naît la Vanité. Peintres et sculpteurs représentent la mort, à travers un crâne, quelques os ou un peu de gibier, dans le coin des portraits et des scènes de genre. Ces cadavres illustrent le memento mori latin, ou l’adage hébraïque : « Souviens toi, homme, que tu es poussière et que tu redeviendras poussière ». Les corps morts d’Olivier Smolders poursuivent le même motif. Petite Théorie de L’Image est la Vanité moderne, qui parle de culture, et ne montre que la mort. La civilisation, l’intellect, l’art, la littérature, la science, la vie, tous les regards et toutes les visions du monde, tout cela n’est rien au regard de notre implacable condition.
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Retrouvez prochainement notre interview de Olivier Smolders, juré au Festival de Clermont-Ferrand 2020